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(
artabsolument
)
no 1 • printemps 2002 page
33
œuvres-là, il faut le dire, ont l'efficace d'une grâce : elles nous introduisent à l'inté-
rieur d'un monde que nous n'avons pas habité et que nous ne pourrons oublier.
Le jour de mon arrivée, j'ai pris le vaporetto pour aller à San Marcuola où je savais
que se trouvait une des nombreuses Cènes peintes par Tintoret. Je l'avais déjà vue lors
d'un de mes précédents voyages. Des tableaux d'église, cependant, je ne gardais le
souvenir que de celui de
La Présentation de la vierge Marie au temple
à la Madonna del
Orto, des tableaux de San Giorgio Maggiore et de ceux de San Cassiano où j'étais allé il y
a fort longtemps et que je n'avais pu revoir qu'une seule fois par hasard, ayant toujours
trouvé porte close. Ces deux tableaux de San Cassiano, dont ne me restait de l'un que la
vision d'une crucifixion en contre-plongée, d'une haie de lances, et de l'autre d'une
chaîne sortant des ténèbres, je n'étais pas près de les oublier. Je les avais découverts
par l'entremise d'un personnage d'une nouvelle d'Henry James
Compagnons de
voyage
, qui m'avait conduit jusqu'au petit bâtiment austère qui se tient au bord d'un
minuscule campo peu fréquenté.
Pendant le trajet, je repensais à l’inquiétude que cause la peinture quand elle nous
donne le désir d'écrire après nous avoir harcelés d'un bourdonnement de mots. Le
défaut de toute langue impuissante à donner un équivalent satisfaisant de la réalité, la
peinture semble parfois n'exister que pour le rendre plus cruel. Etait-ce donc pour
éprouver cette cruauté que j'avais décidé de demeurer de longs moments devant les
tableaux de Tintoret? On aurait dit que, l'âge venant, je n'aurais pas détesté élargir à
une défaillance de l'espèce des difficultés que j'avais crues m'être personnelles.
San Marcuola était fermée. Je m'étonnais à peine. Je savais qu'il était souvent diffi-
cile de voir les tableaux de Tintoret qu'un mauvais sort semblait vouloir écarter de
notre chemin. On aurait dit que le peintre était l'objet d'une négligence inconsciente,
d'un délaissement involontaire, d'un rejet. Il impressionnait, on disait l'admirer, il
n'était guère aimé. J'allais à San Felice, non loin de là. Près de l'entrée se tenait une
vieille femme vêtue de noir, assez forte, le visage bouffi, blanchâtre et massif. J'avais
noté sur un cahier tous les tableaux de Tintoret visibles à Venise. Celui de San Felice,
Saint Demetrius et le donateur
datait des premières années. Je m'approchais du
tableau comme toujours mal éclairé. Il me surprit. Je ne sais s'il me déçut. Ce n'était
pas ce tableau qui m'aurait arraché des mots sans suite, des bouts de phrases, les pré-
mices d'une histoire. Le ciel, cependant, me retint immédiatement à cause de sa cou-
leur vert plomb, comme un dépôt de peinture appliquée sur une plaque de métal sur-
chauffée. Je retrouvais la même impression plus tard à l'Accademia devant
L'Enlèvement du corps de Saint Marc
. Le ciel encore, plaque de métal recouverte de
noir de fumée ; et les nuages, écoulement d'une substance qui, en brûlant, a viré au
marron. Dans le tableau de San Felice, les nuages se détachaient en camaïeu clair,
d'un vert amande, sauf à l'horizon, au-dessus de la tête du donateur, d'un blanc sale,
petite étendue crémeuse. J'étais déçu de ne pas retrouver dans le tableau la couleur
signalétique du peintre. C'est ainsi que je me rendis compte que de Tintoret j'attendais
d'abord une couleur ou une teinte aussi caractéristique que l'est en musique le retour
obsédant d'un rythme ou de certains intervalles qui nous font reconnaître à coup sûr un
compositeur. Cette couleur propre à Tintoret, je ne la reconnaissais ni dans le rouge
orange de la chlamyde du saint soldat auquel faisait écho en plus clair le rouge de la
bannière, ni dans celui encore plus franc, bien trop décisif pour Tintoret, des bas.
J'aurais aimé simplement rester auprès de ce tableau un peu comme on voudrait
l'être devant la vie avec l'espoir d'apprendre un jour pourquoi nous sommes ici. Mais je
n'étais pas seul et je percevais que la vieille femme assise près de la porte n'était occu-
pée que de moi. C'était comme si son regard avait tenu enchaîné le mien, comme s'il en
avait fâcheusement réduit l'élasticité et que sa surveillance m'avait empêché d'appro-
cher d'assez près un tableau que ses conditions d'accrochage et d'éclairage ne lais-
saient que deviner. Il est vrai que la relative inaccessibilité de la peinture qui résulte
>
Tintoret
La présentation de la Vierge au Temple
,
(détail), chiesa Madonna dell’orto