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page
32
(
artabsolument
)
no 1 • printemps 2002
En tout cas, les mots que je m'étais senti obligé de
prononcer avaient été secondés par des déplacements
amplifiant ceux que les yeux effectuaient, en les repro-
duisant sur le sol comme l'aurait fait un pantographe.
Courbes, S, 8 ou
, figures d'une danse que le corps tra-
çait autant de fois que le regard décryptait les éléments
du décor, accompagnait la ronde des personnages et
bondissait d'une échappée à l'autre des espaces emboî-
tés. Danse à laquelle ne devait pas être étranger le pou-
voir musical des formes, non plus que ce besoin de com-
prendre, dont une part - nous le savons dans ces
instants - est dévolue au corps.
Le monde que délivrent la plupart des œuvres des
siècles passés nous est familier. Ce qu'elles nous mon-
trent a l'évidence des choses que nous aurions dû avoir
vues. Elles nous apprennent de la sorte la négligence
de notre regard, une lassitude de l'attention, notre
paresse à vivre. C'est à ce sentiment que nous devons
de revenir vers la peinture. Nous espérons y trouver
soit une assurance d'existence qui persiste à nous fuir,
soit l'expression de nos inquiétudes, soit une image de
nos désirs. Le monde que nous propose Tintoret n'est
pas celui-là. Ces corps vus sous une incidence inhabi-
tuelle, ces personnages pris dans la turbulence de pas-
sions actives, leurs interminables et silencieuses
conversations, ces architectures rêveuses, démesu-
rées, trop grandes, trop petites, fuyantes, ces cieux,
théâtre d'un drame en reflet, tout cela il nous le fait
découvrir. Sans lui, nous ne les aurions pas imaginés.
Nous avons pensé qu'avec un peu d'effort nous étions
en mesure de concevoir
Les Noces de Cana
de
Véronèse. Si grandiose et chamarrée que soit la scène,
l'ordonnancement de la table, la place des invités ne
diffèrent guère des banquets auxquels nous avons
assisté, du souvenir que nous en gardons. Celles de
Tintoret, que l'on voit à la Salute, n'ont dans notre
mémoire ou dans notre imagination aucun précédent.
L'univers que ses tableaux décrivent, nous ne savons si
nous en avons été exilés ou s'il nous est promis. Nous
sommes du moins certains de ne pas l'habiter. Les lois
qui le régissent ne sont pas celles auxquelles notre pla-
nète a conformé notre corps et habitué nos sens. Ces
On ne voit pas Venise, on la revoit. Chaque séjour est
construit sur les désirs et les bonheurs, les regrets lais-
sés par les précédents et les moments de gloire dont
nous a gratifiés la cité. Avait-il fallu que je me donne un
bon motif de revoir les Tintoret? Avais-je cherché une
occasion de revivre ce que je venais d'appeler un
moment de gloire faute d'en avoir connu de similaires.
Peut-être aussi, le temps y appliquant son fard, avait-il
fini par apparaître tel dans mon souvenir?
Je m'étais donc souvenu des quelques jours que
j'avais passés jadis à Venise avec pour seule compagnie
le murmure d'une voix qui, à l'exemple des canaux, ne
reflétait que d'innombrables et minuscules fragments
épars mais répétitifs, trop dépendants du moindre acci-
dent de surface pour parvenir à construire l'image ras-
surante d'une phrase complète. J'étais seul, n'ouvrais la
bouche que pour saluer le personnel de l'hôtel et com-
mander les menus. Je ne détestais pas d'ailleurs la pré-
sence obstinée de ces scintillements verbaux soutenant
à leur façon les sensations incomparables que dispen-
sent la Sérénissime.
Or, à la Scuola di San Rocco, le choc que m'avait
causé la peinture s'était transmis à la voix et celle-ci,
animée d'une énergie nouvelle, avait mis en mouvement
des lèvres depuis des jours immobilisées et s'était fait
entendre physiquement de moi sinon de mes voisins.
Alors que tant d'œuvres réclament le silence, celles de
Tintoret, me demandais-je, auraient-elles appelé des
mots? Cette peinture exigeait-elle la parole? Attendait-
elle d'être dite, d'être décrite?
À propos de
Tintoret
Jean-Louis Baudry
Chute de corps
L’essayiste et romancier Jean-Louis Baudry, dont on connaît le grand intérêt pour l’art, nous fait
partager dans ce texte songoût pour ungrandpeintre à la fois célèbre etméconnu.
Tintoret
La Cène
, chiesa di San Giorgio Maggiore
(détail)
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