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          (
        
        
          artabsolument
        
        
          )
        
        
          no 1    •    printemps 2002
        
        
          En tout cas, les mots que je m'étais senti obligé de
        
        
          prononcer avaient été secondés par des déplacements
        
        
          amplifiant ceux que les yeux effectuaient, en les repro-
        
        
          duisant sur le sol comme l'aurait fait un pantographe.
        
        
          Courbes, S, 8 ou
        
        
          ∞
        
        
          , figures d'une danse que le corps tra-
        
        
          çait autant de fois que le regard décryptait les éléments
        
        
          du décor, accompagnait la ronde des personnages et
        
        
          bondissait d'une échappée à l'autre des espaces emboî-
        
        
          tés. Danse à laquelle ne devait pas être étranger le pou-
        
        
          voir musical des formes, non plus que ce besoin de com-
        
        
          prendre, dont une part - nous le savons dans ces
        
        
          instants - est dévolue au corps.
        
        
          Le monde que délivrent la plupart des œuvres des
        
        
          siècles passés nous est familier. Ce qu'elles nous mon-
        
        
          trent a l'évidence des choses que nous aurions dû avoir
        
        
          vues. Elles nous apprennent de la sorte la négligence
        
        
          de notre regard, une lassitude de l'attention, notre
        
        
          paresse à vivre. C'est à ce sentiment que nous devons
        
        
          de revenir vers la peinture. Nous espérons y trouver
        
        
          soit une assurance d'existence qui persiste à nous fuir,
        
        
          soit l'expression de nos inquiétudes, soit une image de
        
        
          nos désirs. Le monde que nous propose Tintoret n'est
        
        
          pas celui-là. Ces corps vus sous une incidence inhabi-
        
        
          tuelle, ces personnages pris dans la turbulence de pas-
        
        
          sions actives, leurs interminables et silencieuses
        
        
          conversations, ces architectures rêveuses, démesu-
        
        
          rées, trop grandes, trop petites, fuyantes, ces cieux,
        
        
          théâtre d'un drame en reflet, tout cela il nous le fait
        
        
          découvrir. Sans lui, nous ne les aurions pas imaginés.
        
        
          Nous avons pensé qu'avec un peu d'effort nous étions
        
        
          en mesure de concevoir
        
        
          Les Noces de Cana
        
        
          de
        
        
          Véronèse. Si grandiose et chamarrée que soit la scène,
        
        
          l'ordonnancement de la table, la place des invités ne
        
        
          diffèrent guère des banquets auxquels nous avons
        
        
          assisté, du souvenir que nous en gardons. Celles de
        
        
          Tintoret, que l'on voit à la Salute, n'ont dans notre
        
        
          mémoire ou dans notre imagination aucun précédent.
        
        
          L'univers que ses tableaux décrivent, nous ne savons si
        
        
          nous en avons été exilés ou s'il nous est promis. Nous
        
        
          sommes du moins certains de ne pas l'habiter. Les lois
        
        
          qui le régissent ne sont pas celles auxquelles notre pla-
        
        
          nète a conformé notre corps et habitué nos sens. Ces
        
        
          On ne voit pas Venise, on la revoit. Chaque séjour est
        
        
          construit sur les désirs et les bonheurs, les regrets lais-
        
        
          sés par les précédents et les moments de gloire dont
        
        
          nous a gratifiés la cité. Avait-il fallu que je me donne un
        
        
          bon motif de revoir les Tintoret? Avais-je cherché une
        
        
          occasion de revivre ce que je venais d'appeler un
        
        
          moment de gloire faute d'en avoir connu de similaires.
        
        
          Peut-être aussi, le temps y appliquant son fard, avait-il
        
        
          fini par apparaître tel dans mon souvenir?
        
        
          Je m'étais donc souvenu des quelques jours que
        
        
          j'avais passés jadis à Venise avec pour seule compagnie
        
        
          le murmure d'une voix qui, à l'exemple des canaux, ne
        
        
          reflétait que d'innombrables et minuscules fragments
        
        
          épars mais répétitifs, trop dépendants du moindre acci-
        
        
          dent de surface pour parvenir à construire l'image ras-
        
        
          surante d'une phrase complète. J'étais seul, n'ouvrais la
        
        
          bouche que pour saluer le personnel de l'hôtel et com-
        
        
          mander les menus. Je ne détestais pas d'ailleurs la pré-
        
        
          sence obstinée de ces scintillements verbaux soutenant
        
        
          à leur façon les sensations incomparables que dispen-
        
        
          sent la Sérénissime.
        
        
          Or, à la Scuola di San Rocco, le choc que m'avait
        
        
          causé la peinture s'était transmis à la voix et celle-ci,
        
        
          animée d'une énergie nouvelle, avait mis en mouvement
        
        
          des lèvres depuis des jours immobilisées et s'était fait
        
        
          entendre physiquement de moi sinon de mes voisins.
        
        
          Alors que tant d'œuvres réclament le silence, celles de
        
        
          Tintoret, me demandais-je, auraient-elles appelé des
        
        
          mots? Cette peinture exigeait-elle la parole? Attendait-
        
        
          elle d'être dite, d'être décrite?
        
        
          À propos de
        
        
          Tintoret
        
        
          Jean-Louis Baudry
        
        
          Chute de corps
        
        
          L’essayiste et romancier Jean-Louis Baudry, dont on connaît le grand intérêt pour l’art, nous fait
        
        
          partager dans ce texte songoût pour ungrandpeintre à la fois célèbre etméconnu.
        
        
          Tintoret
        
        
          La Cène
        
        
          , chiesa di San Giorgio Maggiore
        
        
          (détail)