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artabsolument
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no 1 • printemps 2002 page
85
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déjà exposé dans un lieu peu académique, le res-
taurant “La Fourche”. Avec Van Gogh, il fait la
connaissance du Père Tanguy et de sa boutique
du 14 rue Clauzel. Les traits du marchand de
couleurs ont été reproduits à trois reprises par
VanGogh : deux où il apparaît coifféd'un chapeau
de paille et se détachant sur un fond d'estampes
japonaises et un où il est tête nue et portant un
tablier semblant figurer son statut d'artisan.
Dès 1870, Tanguy avait adjoint à son com-
merce de couleurs celui de tableaux. Ses opi-
nions anarchistes qui lui faisaient déclarer : “Un
homme qui vit avec plus de cinquante centimes
par jour c'est une canaille”, l'avaient rapproché
dePissaroet desesamisauxquels il faisait crédit
et prenait des toiles en échange de matériels de
peinture. C'est chez le père Tanguy que Cézanne
laisse ses œuvres en dépôt lorsqu'il quitte Paris
et c'est dans cette boutique que Bernard, Renoir,
Zola ou Vollard le découvriront. Toute la jeune
génération discute dans l'arrière-boutique
devant les toiles de Cézanne.
L'année 1887 est riche en créations et discus-
sions dans lesquelles sont défendus l'aplat au
lieu de la touche comme technique et le symbo-
lisme au lieu du réalisme comme thème. C'est là
quenaît lecloisonnisme, nomtrouvéparDujardin
alors rédacteur à la
Revue Indépendante
. Mais
Émile Bernard veut repartir pour la Bretagne et
en avril 1888, il arrive à Saint Briac. C'est vers le
10-12 août qu'il retrouve Gauguin à Pont-Aven.
Celui-ci est fort intéressé et par les recherches
picturales d'Anquetin et Bernard et par les dis-
cussions avec Van Gogh. Gauguin écrit alors : “Je
crie bien fort faites attention au petit Bernard,
c'est quelqu'un.” Et les deux artistes font deux
autoportraits témoignages de leur amitié :
Gauguin,
Autoportrait au visage d'ÉmileBernard
; Émile Bernard :
Autoportrait au visage de
Gauguin
. Mais c'est aussi cette année-là que
Bernard peint
Les Bretonnes
dans la prairie
verte, œuvremanifeste du
cloisonnisme
et anté-
rieure à
La Vision après le sermon
de Gauguin
mais aussi œuvre charnière dans le conflit qui
opposera toute leur vie Gauguin et Bernard,
celui-ci revendiquant sans fin avoir révélé à
Gauguin la “synthèse” grâce à laquelle son style
s'est libéré de
l'impressionnisme
et qui l'a
rendu célèbre. La rupture sera consommée
lorsque Albert Aurier omettra le nom de
Bernard dans un important article consacré au
symbolisme
et à Gauguin.
Après l'échec en 1889 de l'exposition du
Groupe impressionniste et synthétiste au “Café
Volpini” où il présente vingt toiles, Émile
Bernard s'épuise à démontrer l'importance de
son rôle à Pont-Aven, plonge dans un mysti-
cisme inspiré de Huysmans, participe aux
Salons de la Rose+Croix et finit par quitter la
France en 1893 pour l'Italie, la Grèce, la Turquie,
la Palestine et enfin l'Egypte où il restera onze
ans et fondera une famille.
À la mort de Tanguy, en 1894 donc, Octave
Mirbeau s'occupe d'organiser la vente des
tableaux alors en sa possession. Des artistes
auxquels le Père Tanguy avait rendu tellement
de services font dons d'œuvres à adjoindre à la
vente au bénéfice de sa veuve. Les prix les plus
élevés vont à Monet qui rachète une de ses
œuvres et à Cazin. Tout le reste se vend très
bon marché. Sur six Cézanne, Vollard en
achète quatre. Renoir, Morisot, Pissarro,
Gauguin, Seurat, Signac, Cassatt, etc. De
Bernard une Vue de Saint Briac atteint cin-
quante francs. Le total de la vente déçoit beau-
coup madame Tanguy qui écrit au beau-frère
de Théo Van Gogh : “J'avais de très belles
choses à ma vente et malheureusement ça a
été donné pour rien […] C'est monsieur
Vollard, marchand de tableau nouvellement
établi rue Laffitte, qui a eu tous les Cézanne et
si je n'avais pas eu quatre ou cinq maîtres qui
m'avaient donné une toile je n'aurais rien fait
de ma vente.”
Émile Bernard quitte définitivement l'Egypte
en 1904, abandonnant son épouse qui mourra en
1937 et en emmenant ses deux enfants qu'ils
confient à la garde de sa nouvelle compagne, la
sœur du poète Paul Fort. Il vit seul à Paris, fonde
en 1905 une revue,
La Rénovation esthétique
,
dans laquelle il défend la supériorité desmaîtres
de la Renaissance italienne, prône un style mys-
tique et orientalisant en marge des grands cou-
rants artistiques et littéraires. Pour la plupart
des spécialistes du début du XXème siècle,
l'œuvre d'Émile Bernard n'existe plus après
1904. N'appartenant à aucun mouvement
d'Avant-Garde, n'étant plus classifiable, son tra-
vail est oublié.
AnneRivière.
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