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page 52 (artabsolument ) no 10 • automne 2004
Une telle conscience du présent et du flux temporel
apparaît dès la culture aristocratique d’Heïan, dans le
roman fondateur de la littérature japonaise écrit par
une femme, Murasaki Shikibu, Le Dit du Genji.À un
moment, le Prince radieux contemple un tout petit
insecte, l’éphémère, véritable métaphore de la fragilité
et du transitoire de la vie. Ce monde flottant vient de la
culture bouddhiste, d’un certain détachement, et d’une
acceptation de la vie vécue comme transitoire. Mais
avec la culture d’Edo, culture urbaine, populaire et
bourgeoise du plaisir et du théâtre, marquée justement
par ces nouveaux moyens de communication sociale
que sont les estampes ou “images du monde flottant”
( ukiyo-e), imprimées en livres et à des centaines de
milliers d’exemplaires, on assiste à un véritable retour-
nement du temps bouddhiste en temps du désir, du
plaisir et d’un théâtre très populaire, le kabuki. Dans
son livre Récits du monde flottant (I661) – Ukiyo
Monogatari–, Asai Ryoi décrit pour la première fois ce
sentiment d’un temps urbain nouveau, qui est de vivre
l’intensité du plaisir et de la beauté éphémère : “Nous
ne vivons que pour l’instant où nous admirons la splen-
deur du clair de lune, de la neige, des fleurs de cerisier
et des feuilles colorées de l’érable. Nous jouissons du
jour enivré par le vin, sans nous laisser dégriser par la
misère qui nous fixe du regard. Dérivant comme une
calebasse emportée par le courant de la rivière, nous
ne nous laissons pas décourager un seul instant. C’est
ce qu’on appelle le monde flottant et éphémère”. Cet
éphémère-là, sans culpabilité ni renoncement, sans
symbolique monothéiste, se veut affirmatif et positif. Il
relève d’un sentiment d’immanence au cosmos, où la
contemplation de la beauté naturelle des fleurs se
conjugue au plaisir et à l’érotique des “belles dames”,
courtisanes, geishas et prostituées. La mélancolie est
peut-être une sorte de frisson existentiel, l’affect d’un
temps intensifié, réduit au primat du présent. Cette
mélancolie du présent renvoie à un terme difficile à tra-
duire, aware: être sensible à telle émotion, développer
“une empathie avec l’être de l’éphémère”. Mais à Edo,
cet aware a perdu la distance du secret et des
“manières” de la culture aristocratique. Les ukiyo-e,et
surtout les estampes érotiques ou shunganous livrent
un monde de désirs, de plaisirs, de postures et
manières sexuelles plus direct et plus frontal…
2 > Que reste-t-il dans l’esthétique du monde flottant
de la contemplation de l’art des paysages ou de l’art
zen? Pensez-vous qu’il y ait un degré second dans l’art
d’Edo, par rapport à l’art traditionnel chinois ou japo-
nais? Une forme de maniérisme?
À bien des égards, il y a une rupture avec l’art tradi-
tionnel du zen et cette rupture est le signe d’une
modernité qui marquera toute la culture occidentale,
le fameux “japonisme”. Dans l’esthétique zen – je
pense à Sesshu ou à Toharu – les arbres se perdent
dans les nuages ou les brumes et relèvent d’un œil
mental, fait de vide et de plein, et de la virtualité dyna-
mique des espacements et intervalles ( ma). Il y a une
esthétique de l’évanescent et de l’inachevé, des réso-
nances spirituelles et du “seul trait de pinceau”. Une
telle poétique de l’indistinct, du “semi-formel” selon
la formule d’Okakura dans Le Livre du thé, vise au
fond l’image du vide, un au-delà des apparences, la
“fleur du vide”, comme dans le Nô selon Zéami.
Par rapport à cette esthétique du raffinement, où le flux
du temps est modulé et filtré, l’ ukiyo-epourrait reven-
diquer une autre approche picturale qui marquera
Hokusaï, celle d’un Ogata Korin, avec son fameux para-
vent aux iris sur fond d’or, qui influencera Van Gogh et
l’art nouveau. Car l’esthétique des ukiyo-e, et je pense
Anonyme.
Yûrizu.
Fin XVIIe siècle, paire de paravents à six volets, encre et couleurs sur papier, 70,2 x 281,4 cm chacun. Fondation Kôzu Kobunka, Kyoto.