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54
(
artabsolument
)
no 16 • printemps 2006
Dire l’indicible
Comme absent de vous-même, vous franchissez le
sinistre portail de fer rouillé. Vos jambes se dérobent.
Vous n’osez aller plus loin, tremblant à l’idée de profa-
ner un lieu dont la désolation et l’abandon devraient
seuls dire l’indicible horreur de ce qui s’est passé là.
Mais, l’herbe bien tondue, les allées soigneusement
entretenues, les bâtiments scrupuleusement restau-
rés, vous délivrant de la terreur sacrée qui vous para-
lysait, vous invitent à poursuivre ce qu’on n’ose appeler
la visite. On vous a remis un plan. Vous en suivez les
indications. Vous entrez dans des baraquements nou-
vellement numérotés, hésitant encore par peur de la
confrontation douloureuse avec le vide sinistre laissé
par l’effacement des traces. Car le crime s’était voulu
parfait. Or ce que vous découvrez ce sont des lieux
pleins. Pleins d’unemémoire dont l’art s’est fait le vec-
teur. La plupart de ces baraquements “retraités” par
des artistes, plasticiens, scénographes et autres met-
teurs en espace, ont été transformés en autant de
mémorials portant chacun la marque stylistique de
leur maître d’œuvre. Si le rapprochement avec le site
d’un des hauts lieux de l’art ne glaçait pas d’effroi, on
dirait : “en autant de pavillons nationaux”. Vous en
éprouvez un indéfinissable malaise. Pourquoi ne pas
avoir laissé le site d’Auschwitz, comme celui de
Birkenau, à la déshérence ? Pourquoi ne pas l’avoir
abandonné au lent envahissement par une maigre
végétation sauvage pour rappeler que la culture s’est
arrêtée là ? Pourquoi ne pas l’avoir laissé tomber peu
à peu en ruine pour que le lieu n’éveille plus en nous
que le souvenir de l’œuvre d’anéantissement qui s’y
est perpétrée, et que ce vide, témoignant du vide
creusé dans la culture européenne par le génocide
des Juifs, fasse à soi seul mémorial ? La question est
volontairement naïve. Le vide n’est pas un signifiant
neutre offrant à chacun la liberté de le remplir de ses
affects individuels. Il est en lui-même chargé de
significations symboliques. Car se transformant
inévitablement en signe du vide, il prend toujours une
valeur emblématique. C’est la disparition ou l’invisi-
bilité, jugées les plus aptes à dire, éthiquement, l’in-
dicible et à rendre, esthétiquement, sensible le
tragique de cette césure dans la vie et la culture alle-
mande que fut l’extermination des Juifs, qui ont été
adoptées par certains artistes pour leurs œuvres de
mémoire. Qu’on songe au travail de Horst Hoheisel à
Kassel, à son monument en creux (faudrait-il mieux
dire en “négatif” ?) qui se veut une réplique fidèle d’un
monument juif détruit par les Nazis, et qui, au lieu
d’être érigée sur son ancien emplacement, a été
enfouie dans le sous-sol de la ville. Qu’on songe au
travail de Jochen Gerz et à sa colonne couverte de
«On ne peut, bien sûr, juger d'un mémorial comme on le ferait de n'importe quelle œuvre
d'art, sur ses qualités intrinsèquement esthétiques ; on ne peut pas davantage le juger sur
son aptitude formelle à rappeler l'Holocauste, mais on doit interroger sa capacité à nous
mettre dans un état de recueillement, sans lequel le souvenir n'est rien».
Civilisation
Mémorials de la Shoah
Par Françoise Gaillard
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