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numéro 25
juin 2008
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Ultramarine
L’art actuel de Martinique,
du singulier à l’universel
“Nous ne sommes pas des bâtis-
seurs de cathédrales
3
” et, de sur-
croît, notre juvénile histoire de l’art
a connu une rupture liée à l’escla-
vage et à la colonisation, entre l’art
précolombien et l’art actuel. Entre
la préhistoire de la Martinique – qui
s’étend du III
e
millénaire av. J.-C. à
l’arrivée des premiers Européens
au début du XVII
e
siècle – et la créa-
tion plastique moderne, s’éternisent trois siècles de
silence. Littéralement et métaphoriquement enfouis
à la fois dans les strates des sites archéologiques et
dans les méandres de la mémoire, les vestiges pré-
colombiens ne seront ramenés au jour que dans la
seconde moitié du XX
e
siècle
4
.
Dans ces régions insulaires, après le génocide des
populations amérindiennes, le repeuplement s’effec-
tue par migrations successives, volontaires ou for-
cées, d’Européens, d’Africains, d’Indiens, d’Asiatiques
et de Levantins. La fraction de la population la plus
nombreuse, importée de force pendant les quelque
quatre siècles de traite négrière – celle des escla-
ves africains – se voit privée de toute identité, toute
culture lui étant déniée, toute parole personnelle lui
étant interdite. Si en moins d’un demi-siècle émerge
la langue créole, née d’une langue dominante et de
langues dominées différentes, parlée aujourd’hui
par 11 millions de locuteurs à travers le monde, le
recouvrement de l’identité perdue relève d’un plus
long processus. Le retentissant
Cahier d’un retour au
pays natal
(1939) du poète Aimé Césaire, fondateur
avec Léopold Sédar Senghor du concept de la négri-
tude, en est la première étape. Même si la création
plastique moderne émergente reste fortement sous
influence européenne, entre 1945 et 1970, pour ce qui
concerne les techniques et les genres picturaux, le
Cahier d’un retour au pays natal
place la quête identi-
taire au cœur de la création plastique et littéraire et
demeure encore aujourd’hui le texte fondateur et la
référence de nombreux jeunes plasticiens.
Îles cicatrices des eaux
Îles évidences de blessure
Îles miettes
Îles informes
1
.
Île mal jointe île disjointe
Toute île appelle
Toute île est veuve
2
.
La négritude est l’ensemble des
valeurs culturelles du monde noir.
“Elle n’est pas essentiellement
de l’ordre du biologique. Elle fait
référence à quelque chose de plus
profond, très exactement à une
somme d’expériences vécues qui
ont fini par définir et caractériser
une des formes de l’humain des-
tinée telle que l’histoire l’a faite…
La négritude n’est pas une philosophie. La négritude
n’est pas une métaphysique. La négritude n’est pas
une prétentieuse conception de l’univers. C’est une
manière de vivre l’histoire dans l’histoire : l’histoire
d’une communauté dont l’expérience apparaît, à vrai
dire, singulière par ces déportations de populations,
ses transferts d’hommes d’un continent à l’autre,
les souvenirs de croyances lointaines, ses débris de
cultures assassinées. Elle est prise de conscience
de la différence comme mémoire, comme fidélité et
comme solidarité. Elle est refus de l’oppression. Elle
est combat contre l’inégalité. Elle est révolte contre le
système mondial de la culture qui se caractérise par
un certain nombre de préjugés, de présupposés qui
aboutissent à une très stricte hiérarchie
5
.”
Mais la “négritude n’est pas une taie d’eau morte
sur l’œil mort de la terre
6
”. Cette exhortation d’Aimé
Césaire à se faire “Bêcheur de cette unique race / Non
point par haine des autres races / Mais pour la faim
universelle / Pour la soif universelle
7
”, à retrouver la
racine africaine de la culture antillaise, à placer la
quête identitaire au cœur de la création, sera enten-
due. En 1970, après avoir effectué l’itinéraire du com-
merce triangulaire en sens inverse, c’est-à-dire après
avoir quitté la Martinique pour rejoindre l’Afrique en
passant par l’Europe, les membres de l’École négro-
caraïbe publient leur manifeste : retrouver ce qu’il y
a d’africain dans l’homme martiniquais d’aujourd’hui.
Ainsi Serge Hélénon choisit, dans les années 70,
d’abandonner la surface traditionnelle de la toile pour
une surface d’assemblages de bois et découvre qu’il
Par Dominique Brebion, AICA Caraïbe du Sud
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