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artabsolument
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• no 22 • automne 2007
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Oui, nous sommes bel et bien dans “la société de
spectacle” annoncée par Guy Debord, et le spectaculaire,
l’apparence, peuvent cacher la réalité. Selon le pro-
verbe, on peut ne voir que le doigt qui pourtant nous
désignait la lune. Nos fruits sont devenus beaux dans
leur apparence, sans défauts ni verrues, de calibrage
parfaitement identique, ils ont perdu leur spécificité,
goût, parfum, texture. On a un beau flacon, on a perdu
l’ivresse. Dans le domaine de l’art actuel, il est possible
d’accéder très rapidement au “look” art contemporain,
où les modes et les tics s’enchaînent, masquant un
vide de sens. La nécessité absolue de l’art liée aux
profondes mutations de notre société n’existe plus.
Ce pseudo-art est une coquille vide, une apparence
spectaculaire, sans énergie, qui ne dérange plus,
affirme des certitudes, donne des leçons et devient
vite marchandise à manipuler au profit de la finance,
de la politique, de la morale ou d’une sympathique
convivialité. Certaines expositions “d’ouverture sur
l’extérieur” ont ainsi gentiment remplacé les cocktails
d’ambassade au nom de la culture. Le fait n’est pas
nouveau, “asphyxiante culture” disait Dubuffet ; sous
diverses formes nous sommes toujours guettés par
le “pompier”, ses fastes et ses superlatifs, prêts à
s’inscrire au livre des records.
Mais il est d’autres spectacles merveilleux, la pyro-
technique de Léonard de Vinci, nous dit-on, mais
aussi par exemple le théâtre pur et vivant que Jean
Rouch nous montre dans son film
Les Maîtres fous
:
nous revivons la colonisation anglaise mimée par les
Africains qui la subissent. Crûment, sans sophisti-
cation ni professionnalisme, le spectacle semble plus
fort que la réalité parce que simplement nous revivons
par tous nos sens les deux rôles : le colon et le colo-
nisébienau-delàdenotre conscience et denotre raison.
Dans le même esprit, Bernard Blistène présente à
Barcelone l’exposition
Un théâtre sans théâtre
retraçant
l’historique de cinquante années de collaboration
spectaculaire, au meilleur sens du terme, entre plas-
ticiens, musiciens et metteurs en scène.
Pour que le spectacle soit efficace et que “le courant
passe”, tout naturellement émetteurs et récepteurs
doivent être enphase et de bonne qualité. On a l’habitude
de privilégier “l’émetteur”, l’artiste tout puissant, et
de sous-estimer le rôle du récepteur, le public. “Ça
plaît ou ça plaît pas”, “Y’a rien à comprendre”, “Des
goûts et des couleurs”… sont des phrases révélatrices
de cette trop fataliste approche de l’art. Il se peut qu’il
n’y ait aucun message précis et rationnel à lire, mais
pour qu’un échange artistique ait lieu, le récepteur
doit être disponible, actif (
cf
. Marcel Duchamp)
François Bouillon
est né en 1944. Son art,
qui brasse plusieurs médiums, est à la fois matériel et
symbolique. Il articule les gestes les plus “primitifs”
aux scénographies les plus ludiques. Il est considéré
par ses pairs comme l’un des artistes incontour-
nables de sa génération. Signataire de la pétition.
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Il est évident que tout le monde est artiste (surtout
au moment du choix délicat de ses chaussettes), et
puisque Fluxus en a décidé ainsi. Cependant, cer-
taines personnes laissent des traces de leur activité
artistique plus marquantes que d’autres et pendant
plus longtemps. Les générations qui se succèdent, et
donc le temps, semblent être les seuls décideurs en
la matière. Après des décennies, des siècles ou des
millénaires, l’art est désigné et sacralisé, les artistes
qui l’ont produit sont vénérés, adulés. Ils passent à la
postérité sous le vocable de créateurs. Cela dit, de
“vrais” créateurs, il n’y en a qu’un comme chacun
sait. Il est très imité par les artistes, qui, comme lui,
vivent facilement dans les nuages, portent la barbe,
n’hésitent pas à s’autoproclamer Nabi (prophète en
hébreu) et se sacrifient corps et âme à leur idéal par-
fois par petits morceaux (
cf
. l’oreille de Van Gogh, la
quéquette de Schwarzkogler – actionniste viennois –
coupée en fines tranches, ou plus récemment,
Sainte-Orlan qui distribuait comme talisman après
intervention chirurgicale certaines parties de son
corps). J’aime le terme créatif qualifiant le jeu qui
forme les enfants. Il signale une belle énergie incons-
ciente, prospective, expérimentale, jouissive et sou-
vent forte au point de vue esthétique. C’est cette
même force semble-t-il qui fait l’art et anime les
artistes, en toute conscience cette fois. Noguchi est-
il créatif quand il fait ses célèbres lampes en papier
japonais et sculpteur et créateur le reste du temps ?
Reiser n’est-il que créatif puisque surtout dessinateur
de presse ? La chiche exposition que lui a consacrée
Beaubourg le laisserait croire, mais il n’en est rien,
c’est un grand dessinateur, comme Hokusai ou
Toulouse-Lautrec. Que dire de Calder quand il réin-
vente le cirque au bout de ses gros doigts ? N’est-il
pas simplement redevenu un enfant créateur ? Enfin,
que dire des termes créateur-créatif au regard de
certains arts non européens, et notamment des arts
premiers où le “grand art” fait lien avec le Karma ; le
spirituel se présente à nous sous forme d’une ser-
rure chez les Dogons, d’un hameçon chez les Inuits
ou encore d’un avant de pirogue en pays Asmat ?