| édito |
(
artabsolument
)
no 12 • printemps 2005 page
7
Une vieille histoire française (l’histoire continue)
Deux très grands artistes français aux œuvres diamé-
tralement opposées viennent de disparaître. D’une
part, Aurélie Nemours, tenante d’une abstraction
géométrique rigoureuse, dépouillée, spirituelle,
radi-
cale
, tout entière consacrée à une étude des éléments
de la composition picturale – la structure, le rythme,
le nombre, le noir et le blanc, les couleurs, etc. D’autre
part, Paul Reyberolle, tenant d’une figuration à la fois
expressive, rageuse, sensorielle et haptique (dont la
matière de la peinture, la main du peintre “touche”
l’œil),
engagée
dans une dénonciation des injustices
de ce monde et dans une lutte entre la Figure et
l’Informe. Or, si les œuvres de ces deux très grands
artistes semblent s’opposer (au point qu’elles pour-
raient symboliser chacun des deux camps – celui de
l’Abstraction et de la Figuration – qui, durant les
années soixante, soixante-dix, se sont affrontés),
aujourd’hui elles nous apparaissent toutes deux à la
fois exemplaires et incontournables en tant que mises
en forme
singulières
– par l’entremise de la Peinture –
d’une sensation, d’une émotion ou d’une pensée qui
ne l’avaient jamais été jusque-là, ou tout du moins de
cette manière. Et qu’importe de quel “camp” Nemours
et Reyberolle se sont réclamés : l’essentiel est qu’ils
nous aient donné une œuvre – la leur. On remarquera
d’ailleurs que, au-delà ou plutôt en deçà de leurs dif-
férences, ces deux artistes ont nombre de points com-
muns : tous deux se sont confrontés à l’histoire de
l’art, l’une Malevitch et Mondrian, l’autre Titien et
Courbet ; tous deux – en proie à une altérité plus
grande qu’eux-mêmes : pour elle, la foi, pour lui, la
nature – ont voué leur vie à la recherche d’une expres-
sion à la fois personnelle et plus que personnelle ;
tous deux solitaires mais reconnus par leurs pairs et
par le cercle toujours grandissant de ceux qui ont été
touchés par leur singularité ; tous deux aux antipodes
de l’air du temps et donc marginalisés par le discours
de l’art officiel français de ces deux dernières décen-
nies obsédées par le jeunisme et le non-peint ; tous
deux à mille lieux des inévitables “truqueurs et fai-
seurs” que les modes successives ne se lassent appa-
remment pas de secréter... Parions que, avant vingt
ans, leurs œuvres seront considérées comme des
sommets de l’art de la seconde moitié du XX
e
siècle et
que les historiens de l’art de cette période auront du
mal à comprendre le relatif désintérêt – pour ne pas
dire le dédain – dont certains de leurs contemporains
firent preuve : on ne peut pas ne pas songer à
Brancusi et à Matisse dont aucune œuvre n’était dans
une collection française à leur mort ; on ne peut pas ne
pas songer à cette vieille histoire de la “cécité” fran-
çaise quant à ses propres artistes*.
C’est dire combien les querelles doctrinales entre
artistes, le rôle de la mode, du marché de l’art, les
exhortations, les exclusions doivent être relativisées
(que reste-il, trente ans après, de l’affrontement entre
figuratifs et abstraits si ce n’est un certain nombre
d’œuvres singulières ?). C’est dire aussi combien il
semble souhaitable que nous tous – les critiques, les
revues, les institutions, les amateurs d’art, les specta-
teurs – restions vigilants quant aux discours péremp-
toires de telle mode ou de telle esthétique, de tel
mouvement ou de tel clan.
Dans le bras de fer annoncé entre le non-peint et le
retour de la peinture – le balancier dumarché oscillant,
depuis quelques décennies, entre ses deux pôles (nous
y reviendrons) – qu’on n’attende pas de nous la néga-
tion de quelque talent que ce soit, puisque la seule cer-
titude que nous ayons, c’est que, pour durer, pour être
inactuelle
, la part essentielle des grandes œuvres doit
excéder le contexte au sein duquel elle est née : l’his-
toire continue…
Pascal Amel
* Belle exception confirmant la règle, notons la rétrospective
Aurélie Nemours au Centre Georges-Pompidou en mai 2004.
Éditorial
1,2 4,5,6,7,8,9,10,11,12,13,...20