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Je me souviens de la première fois que
je l’ai vue. C’était au parc Montsouris, au
tournant des années 2000, dans le cadre
d’une programmation de cinéma en plein
air, sur les lieux mêmes du tournage de
Cléo de 5 à 7
. Complètement fou de ce
film que j’avais vu, ado, à sa sortie en
1962, au cinéma Le Panthéon, je m’y étais
rendu avec la ferme intention de lui dire
simplement mon admiration à la fin de la
projection. Si elle était bel et bien venue
présenter son film, hélas ! elle était aussi-
tôt repartie. Déception.
Je me souviens l’avoir revue à la Biennale
de Venise en 2003 lors des journées
professionnelles. Invitée par Hans Ulrich
Obrist pour y présenter
Patatutopia
, elle
était là, près de son installation, dégui-
sée en patate. Elle était là, à 75 ans, dans
cet improbable accoutrement. Bien peu
savaient vraiment qui elle était. Aussi
j’en ai profité et me suis présenté. Nous
sommes restés une bonne heure à papo-
ter. Je n’en croyais pas mes yeux : j’avais
Agnès Varda pour moi, pour moi tout seul.
Ravissement.
Je me souviens combien elle avait été à
l’écoute et comment elle disait les choses
avec simplicité et justesse.
Je me souviens l’avoir retrouvée quelques
mois plus tard pour un déjeuner festif, à
Cachan, chez Jacques Monory.
Je me souviens que, dès lors, j’ai suivi
attentivement son travail et j’ai cherché à
l’accompagner dans les réseaux critiques
qui sont les miens.
AGNÈS VARDA… JE ME SOUVIENS…
Je me souviens d’avoir consacré la
Biennale de Sélestat de 2007, dont j’étais
le commissaire, à la vidéo pour avoir le
simple bonheur de travailler avec elle. Je
me souviens y avoir présenté
Les Veuves
de Noirmoutier
et
Ping-Pong, Tang et
Camping
, deux installations aux antipodes
l’une de l’autre, de sorte à faire valoir les
deux facettes de l’artiste.
Je me souviens de sa façon de s’habiller,
toujours très colorée.
Je me souviens l’avoir accompagnée
avec Julia, sa chef-opératrice, au Grand
Palais en 2010 pour filmer l’installation
que Christian Boltanski avait faite pour
Monumenta. Et, un soir, être allé en voi-
ture avec elles pour filmer la tour Eiffel,
brillante de tous ses feux.
Je me souviens de l’étonnement d’Agnès,
à Wuhan, en Chine, lors d’une rencontre
avec des étudiants en cinéma, face à leur
connaissance, plan par plan, de
Cléo de 5
à 7
. Admiration.
Jeme souviens de la porte de son frigo tout
entière recouverte de magnets aux motifs
de reproductions d’œuvres d’art. Passion.
Je me souviens de cet après-midi passé
à Sète avec elle et Charles Silver, le pre-
mier directeur du département cinéma
du MoMA de New York, à se promener
à la Pointe Courte, lieu-dit éponyme de
son premier film. Je me souviens des
retrouvailles qu’elle fit ce jour-là avec
l’un des personnages du film qui n’avait
alors qu’une petite vingtaine d’années.
Séquence émotion.
Je me souviens de ses mains, ses magni-
fiques mains, fines et tachetées.
Je me souviens de ce 13 novembre 2015
où je l’avais invitée à un entretien public
au musée de l’Orangerie, dans l’une des
salles des Nymphéas. Je me souviens de
l’impossibilité que nous avons eue après
dîner pour trouver un taxi à cause du mas-
sacre du Bataclan qui eut lieu ce soir-là. Je
me souviens que nous fûmes obligés de
rentrer en métro et de la gentillesse des
gens à son égard, la saluant ou lui souriant.
Je me souviens d’une femme, d’une artiste,
d’une amie, libre, indépendante, joyeuse,
sans cesse en mouvement, dans son corps
comme dans sa tête, d’une intrépide
curiosité, d’un insatiable besoin d’échange
et d’une attention toujours à l’autre. Une
grande dame, une très grande dame. Une
immense artiste.
Je me souviens de cet échange à trois
avec Agnès et Erik Orsenna à l’audito-
rium du musée des Impressionnismes, à
Giverny, en octobre dernier, sur le thème
du bonheur, dans le cadre de Normandie
Impressionniste, après la projection de
son film
Le Bonheur
. Quel plaisir !
Je me souviendrai longtemps de son enter-
rement au cimetière du Montparnasse, ce
mardi 2 avril, de cette foule d’anonymes
venus lui apporter des fleurs. Je me sou-
viendrai longtemps des mots si justes et
souvent drôles de Rosalie, de Mathieu,
de Corentin et d’Augustin, de la musique
ardente et exaltée de Matthieu Chedid et
Yarol Poupaud.
Philippe Piguet
Agnès Varda filmant,
lors de l’exposition
de Christian Boltanski
au Grand Palais, Paris, 2010.