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Renaud Faroux : Vous venez de recevoir à Paris
le prix AWARE 2019 qui récompense une artiste
femme pour l’excellence de sa carrière. À votre
avis, l’histoire de l’art reste-t-elle un domaine
trop masculin?
Jacqueline de Jong : Cela change, mais seule-
ment depuis peu. Il y a vingt ans, il n’y aurait
pas eu un prix consacré à une artiste femme. En
France, des commissaires d’exposition comme
Camille Morineau ou Annabelle Ténèze pro-
posent une relecture de l’histoire de la produc-
tion artistique féminine. Pour moi, le succès est
très nouveau ! Cela fait soixante ans que je suis
peintre et que je me bats. Tout ce succès à mon
âge et de façon si soudaine, c’est assez «déme-
suré», pour employer un terme situationniste !
Beaucoup d’artistes femmes sont liées à l’abs-
traction : Sonia Delaunay, Sophie Taeuber-Arp,
Vera Molnar, Aurélie Nemours… La figuration
a-t-elle été volée aux femmes?
Même si c’est joli de dire que la figuration nous
a été volée, je n’ai jamais vraiment ressenti
cela. Je ne pense pas que les femmes se soient
cantonnées à l’abstraction même si leurs pers-
pectives sont beaucoup plus vastes aujourd’hui.
Quand on regarde votreœuvre, il est difficile de
vous «situer» dans un mouvement…
Oui, et c’est justement ce qu’on me reproche !
Mais quelque part, c’est très situationniste jus-
tement que de ne faire parti d’aucun groupe.
Comme peintre, je ne suis liée ni à un style, ni à
un cadre précis. J’ai été proche de CoBrA grâce
àmes relations avec Asger Jorn, Constant, Karel
Appel… Quant à la Nouvelle Figuration, elle ne
m’a pas vraiment admise et même les féministes
nem’ont pas acceptée à cause demon traitement
brutal du corps humain. Dans mon exposition au
Stedelijk, je propose – confrontées auxmiennes –
un accrochage d’œuvres dumusée d’artistes qui
m’ont influencée : Kandinsky, Malevitch, Soutine,
Dubuffet, Vieira Da Silva, Germaine Richier,
Kitaj… Cela fait scandale et la critique nem’a pas
épargnée. «Comment ose-t-elle se mêler à des
artistes historiques?» disent certains. Pour moi,
c’est une question de courage! Être artiste, c’est
se battre tous les jours.
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DÉCOUVRIR
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Jacqueline de Jong
La démesure mesurée
Pinball Wizard. The work and life of Jacqueline de Jong
Stedelijk Museum, Amsterdam
Du 9 février au 18 août 2018
Commissariat : Margriet Schavemaker
Extended: Noise! Frans Hals, otherwise
Frans Halsmuseum, Haarlem
Du 5 février au 16 juin 2019
Playboy n
o
1.
1964, huile sur toile, 193 x 130 cm.
Cobra Museum of Modern Art, Amstelveen.
ENTRETIEN AVEC RENAUD FAROUX
C’est l’heure de la consécration pour Jacqueline de Jong, qui vient de
recevoir le prix d’honneur AWARE pour l’ensemble de sa carrière. Dans
le même temps, une grande monographie consacre à Amsterdam sa
carrière de peintre et revient, à la suite de sa première rétrospective
en France aux Abattoirs de Toulouse fin 2018, sur son appartenance à
l’Internationale Situationniste. Exposée à Los Angeles par la Château
Shatto Gallery, Jacqueline de Jong prépare aussi des conférences à
l’université de Yale à laquelle elle a fait don de ses archives en 2011.
Rencontre.