Art Absolument 87 - janvier/avril 2019 - aperçu - page 25

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EMMANUEL DAYDÉ
Vous ne devenez dessinatrice
qu’après avoir frôlé la mort à 40 ans, en
contractant une méningo-encéphalite grave
à la suite d’une piqûre de moustique. Comme
Jean Dubuffet, vous êtes une artiste tardive, qui
apparaît d’un seul coup avec un chef-d’œuvre
du genre
Guerre et Paix
! Ce trop-plein serait-il
dû à un désir longtemps empêché?
EMIL FERRIS
J’ai été atteinte d’une forme sévère de
scoliose, qui m’a empêchée de marcher avant
l’âge de 3 ans. Aux alentours de 16 mois, comme
je ne pouvais pas le faire enmarchant, j’ai décou-
vert le monde en dessinant. Une fois adulte, je
rêvais de dessiner des flippers. J’ai donc été
voir Bally à Chicago, qui était alors la première
entreprise de flippers du monde. Ils ont adoré
mes esquisses mais ils m’ont dit qu’une femme
au milieu de tous ces hommes aurait été «inap-
propriée» et qu’ils ne pouvaient pas m’engager.
Et cela m’a poursuivie toute ma vie, jusqu’aux 48
refus que j’ai dû essuyer pour mon manuscrit…
Votre seconde naissance semble avoir eu lieu,
très tôt après la première, dans l’enceinte de
l’Art Institute de Chicago, là où vos parents se
sont rencontrés. Est-ce en hommage à votre
père, réalisateur de dirty comics à ses heures
perdues, ou aux collections du musée que votre
livredébordeainsi dereproductionsde tableaux?
Tous les tableaux que je montre, je les ai vus
enfant à Chicago. Mon père m’emmenait à
l’Art Institute comme on irait à une réunion
de famille. Il me disait : « Va passer un peu
de temps avec Delvaux. » Donc je m’installais
Emil Ferris,
la sorcière bien aimée
ENTRETIEN AVEC EMMANUEL DAYDÉ
Alors que Theaster Gates, pilier de la
vie culturelle à Chicago, expose pour la
première fois en France au Palais de Tokyo,
un autre ouragan souffle depuis la Ville aux
vents avec l’irruption de
Moi, ce que j’aime,
c’est les monstres
, un roman graphique
fleuve de 800 pages, dû à une inconnue de
56 ans, Emil Ferris, qui remporte un succès
fulgurant et dont les droits au cinéma ont
été achetés par SamMendes. Journal intime
d’une artiste prodige, le premier tome,
digne du
Frankenstein
de Mary Shelley,
est
un chant d’innocence et d’expérience, une
encyclopédie hallucinée de l’histoire de
l’art et des larmes. Sous couvert de raconter
l’histoire de Karen Reyes, une enfant de
dix ans qui se prend pour un loup-garou
et qui enquête sur le suicide de sa belle
voisine juive Anka Silverberg,
Moi, ce que
j’aime, c’est les monstres
révèle la violence
de l’Allemagne nazie tout autant que celle
de Chicago dans les années 1960. Cet opus
miraculeux est aussi l’affirmation éblouie au
droit à la différence et à la liberté d’être ce
que l’on veut. Alors qu’Angoulême vient de
décerner le prix du meilleur album de l’année
à l’ouvrage, puisse cette ode rester à Emil,
notre sorcière bien aimée, « l’une des plus
grandes artistes de bande dessinée de notre
temps » selon Art Spiegelman.
Premier Autoportrait après le virus
.
2017, stylo bille sur papier, 35 x 28 cm.
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