31
LES HISTOIRES NOIRES
DE MARCOS CARRASQUER
AMÉLIE ADAMO
Si tu ne devais retenir qu’une seule
œuvre dans la production de Picasso, laquelle
serait-elle ?
MARCOS CARRASQUER
L’œuvre la plus importante de Picasso
pour moi, c’est
Guernica
. Je pense d’ailleurs qu’elle
aurait dû rester au MoMA de New York, dans un exil
permanent, irrécupérable pour le pouvoir ou pour
quelconque patrimoine, si ce n’est celui de l’Huma-
nité. Je ne dirai jamais avec certitude et des argu-
ments solides qu’il s’agit de son meilleur tableau
mais je trouve qu’il flotte au-dessus des autres –
presque au-delà du bien et du mal.
Guernica
est
le premier tableau que j’ai vu quand j’étais enfant.
Une reproduction de l’œuvre était accrochée au
mur dans le bureau de mon père. Il avait quitté
l’Espagne en 1939, comme des centaines de milliers
d’autres républicains, et
Guernica
représentait
pour eux le symbole des vaincus, l’icône laïque de
la lutte contre Franco. Après, j’ai beaucoup regardé
le tableau en tant que tableau, sa composition, sa
quasi-monochromie, sa puissance incroyable, mais
il est toujours resté pour moi cette affiche de mon
enfance, agrafée au mur. Il représente toujours la
colère et l’impuissance face à la barbarie de l’exécu-
teur Franco et d’Hitler – celui qui lui livre les avions
assassins pour le crime.
Avec
Guernica
, Picasso a fait de la peinture d’his-
toire dans un siècle où ce genre pictural n’était
plus pratiqué. Il n’y a pas beaucoup de tableaux
iconiques d’Hiroshima, du D-Day ou de la bataille
de Stalingrad. Les raisons de cette absence sont
sûrement multiples et on pourrait en discuter long-
temps. En même temps,
Guernica
n’est pas vraiment
historique : Picasso n’était pas un témoin direct, il
vivait à Paris, et il n’y avait probablement ni cheval
ni taureau dans la même rue pendant le bombarde-
ment de la ville. Goya a peint le
Tres de Mayo
six ans
après les faits, Uccello sa
Bataille de San Romano
,
plus de trente ans plus tard. Ce sont des tableaux,
pas des reportages.
Comment
Guernica
revient-il dans ton travail? Par
quelles métamorphoses ?
J’ai fait un petit dessin intitulé
Les Auteurs
où l’on
voit Picasso donnant un cours de dessin de copie à
trois officiers allemands devant
Guernica
, en réfé-
rence à la fameuse anecdote de la visite des officiers
allemands à son atelier parisien pendant l’Occupa-
tion – un officier lui aurait demandé, en voyant une
reproduction du tableau, si c’était lui l’auteur, et
Picasso de répondre : «Non, c’est vous. » Cet épisode
m’a toujours fasciné : dans toute sa cruauté, l’His-
toire rentre dans un atelier d’artiste et pénètre même
le tableau. Dans
Jardin cerrado
, un grand dessin,
l’affiche froissée du tableau se trouve au milieu
d’une pile de livres répandus dans un grenier. Je l’ai
dessiné quand mon père est mort. C’étaient les livres
de son exil ; le grenier est comme un portrait de sa
tête et l’affiche de
Guernica
y a aussi naturellement
sa place. Dans
L’Armoire
, autre grand dessin, un
pantin en papier imprimé de fragments de
Guernica
,
phallus en érection, se cache dans l’armoire de la
chambre de la femme adultère d’un officier SS qui
revient du front. Une scène de vaudeville, un bras
d’honneur de la peinture aux « auteurs » de l’His-
toire. C’est terriblement gratifiant de dessiner une
telle scène. Sous forme de T-shirt, tapis, photoco-
pie,
Guernica
fait plusieurs apparitions dans mes
peintures et dessins. Rien de mieux que les produits
dérivés pour neutraliser une image.
NÉ D’UNE FAMILLE AYANT FUI LE FRANQUISME,
MARCOS CARRASQUER LIVRE DANS SES ŒUVRES
UN REGARD SANS CONCESSION SUR L’HISTOIRE
D’UNE HUMANITÉ CRUELLE ET VIOLENTE. CORTÈGE
DE DESSINS ET DE PEINTURES QUI ACCOMPAGNENT,
AVEC HUMOUR ET POÉSIE, L’EMPREINTE SOMBRE
DE
GUERNICA
…
ENTRETIEN AVEC AMÉLIE ADAMO
Marcos Carrasquer.
Bob house.
2017, huile sur toile, 102 x 76 cm. Courtesy galerie Polaris, Paris.
PICASSO... D’APRÈS PICASSO !