Art Absolument 83 - mai/ juin 2018 - Aperçu - page 26

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Milan, 1961. Carlo Orsi prend en photo, sur le toit d’un immeuble de
la Viale Umbria qui abrite l’atelier de l’artiste, Antonio Recalcati.
Allongé, le pied posé élégamment sur une chaussure sans lacets, le
jeune peintre semble défendre le grenier dans lequel il travaillait il
y a encore quelques instants, comme en témoignent les taches qui
maculent son pantalon et la main droite qui maintient le contact avec
le monde d’en bas.
L’atelier
est pour Recalcati le lieu sacré – un sacré
laïque – dans lequel entretenir un dialogue secret et précieux avec
la peinture. La main gauche soutient la tête, pendant que le regard
obstiné se lance dans l’espace de Milan transformée par le miracle éco-
nomique. C’est la même ville des «millions et millions d’assemblages
de bétons, d’asphalte et de colère » que Dino Buzzati, rencontré à
peine un an plus tôt, raconte dans son roman
Un amour
.
Dans les métropoles du futur, qu’elles soient à Milan, Paris, ou New
York, c’est un regard attentif et douloureux, lucide, et fuyant, qui inter-
roge cette nouvelle dimension de l’homme dans l’allégorie omnipré-
sente du ciment. Parce que, pour reprendre les mots de Recalcati :
« La peinture, c’est ce grand regard mental sur la réalité. » À cette
époque de miracle économique, Recalcati est un autodidacte qui, avec
le génial culot d’un jeune homme de vingt ans, s’est déjà s’affranchi
de la domination de l’art informel et s’impose dans le nouveau pay-
sage artistique. Les premiers pas de peintre abstrait oubliés, Recalcati
semble préparer la gestation de figures tumultueuses, qui attendent
de sortir et demandent d’être libérées.
À l’occasion d’une exposition d’œuvres « historiques » –
tant par leurs dates de réalisation qu’en raison de leur
relation critique aux grands récits – à la galerie parisienne
Guttklein Fine Art, le retour d’Antonio Recalcati dans la
capitale française se devait d’être doublé d’un regard sur
ses premières années de peinture.
> ALESSANDRA GRANDELIS
À propos de la peinture existentielle
Antonio Recalcati. Des
Empreintes
(1960-1963)
à la
Bohème de Chirico
(1973-1974)
Galerie Guttklein Fine Art, Paris
Du 17 mai au 13 juillet 2018
«LA MAIN EST
LE CORDON OMBILICAL»
D’ANTONIO RECALCATI
Ce sont des figures, bien sûr, des
Empreintes
, lais-
sées là par les vêtements, des résidus parlant de
la vie quotidienne, du corps de l’artiste sur la toile.
Elles font penser à un geste de performance radi-
cal, généreux, à l’opposé d’un rite collectif destiné
au marché. Ces slips, ces maillots de corps, ces
pantalons, cette galerie de corps compliqués,
rappellent de manière forte la solitude angois-
sée d’une recherche de l’homme sur l’homme.
La peinture existentielle de Recalcati, par son
raffinement, sa manière de relancer l’espérance
individuelle dans un tourment salutaire, de faire de
la main un cordon ombilical comme neuf, affirme
autant son propre corps qu’il dit la vérité de tous
les autres corps.
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