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Si
Voir ce qui est dit
procède d’une situation qui vous a été donnée à
imaginer à partir de l’action de Noha, qu’est-ce qui engendre ordinai-
rement l’idée du travail ?
Les vidéos naissent le plus souvent d’un questionnement qui me pré-
occupe. Ensuite, il me faut imaginer un protocole de travail qui mette
en jeu tous les éléments de sa réalisation. Celui-ci défini, je procède au
tournage puis je regarde les rushes sans savoir encore quelle forme
donner à la vidéo. L’envie est alors de jouer avec la posture, avec la
trajectoire du spectateur, de réfléchir à quel moment et comment il va
découvrir la situation. Ce n’est qu’à partir du moment où je maîtrise
l’objet et que je perçois le sens qu’il peut produire dans toutes ses
implications que je décide de la forme que je vais lui donner. En fait,
c’est un travail de longue haleine qui s’opère de façon involutive.
L’une des toutes premièresœuvres que vous avez réalisées, en 2006 –
Téléscripteur
–, met en scène trois personnes, dont vous êtes, qui
tentent de décrire en direct un filmpendant les 120’ de sa projection.
Il y va là d’une performance qui vire à l’exploit impossible. Qu’est-ce
qui vous conduit à rechercher ce genre de situation ?
La question au départ, c’est celle de la banalité de l’image cinémato-
graphique telle qu’on la consomme aujourd’hui et comment on pour-
rait tenter, à la façon de Georges Perec, de passer par la description
pour y répondre. Non par le biais d’une description écrite qui prend du
temps mais par la mise en performance de cette description, dans une
temporalité qui est celle de l’oral et dans la simultanéité même de la
visualisation, quand on n’a pas le temps de réfléchir.
Résultat : les « descripteurs » sont à la course de l’image à décrire
et comme le dispositif pour lequel vous avez opté ne permet pas
de les voir simultanément, le spectateur les entend tous en même
temps, avec le risque de récits qui s’écartent, ce qui crée une sorte
de cacophonie…
Aucun des intervenants n’a le même débit et leur posture diffère, aussi
le choix que j’avais fait d’un film de type blockbuster américain qui va
vite rajoute à la difficulté de l’exercice et c’est le visage qui se met à
mimer la scène. On en arrive à une certaine limite du langage et ce qui
m’intéresse, c’est comment la performance déconstruit totalement la
narration et tire vers l’absurde.
Une situation qui trouve en 2013 un autre écho dans
Prosodie
où vous
filmez séparément deux personnes à qui vous faites écouter dans un
casque les douze premières minutes d’
Il était une fois dans l’Ouest
,
durant lesquelles il ne se passe rien et où l’on entend toutes sortes de
bruits, leur demandant de refaire ceux-ci en direct avec leur bouche.
Quel était donc votre intention ?
De réduire le corps parlant à un appareil de réception/diffusion : des
oreilles et une bouche. La prosodie, c’est l’intonation et le débit qu’on
applique à nos paroles pour transmettre nos émotions mais aussi en
exprimer au plus juste le sens. Je me suis passionnée pour ces diffé-
rents aspects de la langue. Comment l’enfant avant d’apprendre des
formules et des mots reproduit les contours prosodiques de la langue
dans une sorte de babillage. C’est un peu ce que l’on retrouve chez ces
deux personnages : on n’a plus une scène de western mais on en garde
une prosodie. Ils sont dans quelque chose d’avant les mots, de jeux de
bouche, entre le son et la langue.
Squelette de liste
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2013, graphite sur papier, 29,7 x 21 cm.