Art Absolument 72 - Juillet/Août 2016 - Aperçu - page 11

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Orientaliste réaliste et névrosémal dans sa peau, Charles Gleyre cherche à gagner
son paradis en inaugurant son œuvre par une scène de viol et en la refermant
par le portrait d’« une fille qui se met toute nue au lit ». Si Monet le détestait,
Ingres – qui a fait effacer sa très picassienne décoration pour le château de
Dampierre – l’exécrait tout autant. Alors que Delacroix croit voir ressurgir la
Grèce antique au Maroc, Gleyre retourne la question en retrouvant l’Orient sau-
vage qu’il a traversé dans lemythe grec dionysiaque. Tournant le dos aux fadeurs
convenues de l’orientalisme, il retrouve le goût du désert âpre et de la nature
sauvage dans des tableaux d’avant le Déluge. Le retour du fils prodigue à Orsay.
Dossier
Les Portes d’Eden
«La vérité, la vie, la nature n’existaient pas
pour cet homme» : au terme d’un passage
éclair dans son atelier, le jeune Monet a eu
raison en une phrase de Charles Gleyre.
Devenue «glaireuse», sa peinture sans len-
demain a été reléguée par la postérité dans
le camp de l’académisme le plus désincarné.
Ascète misanthrope – «sobre, discret, élé-
gant et noble » selon les uns, «monsieur
en bois, à l’esprit terne et ennuyeux» selon
les autres –, ce fils de paysans du canton
de Vaud en Suisse, qui enseigna les rudi-
ments de son art aux mousquetaires de
l’impressionnisme – à savoir Bazille, Renoir
et Sisley –, n’avait pas de mots assez durs
pour qualifier les tentatives des jeunes réa-
listes : « Le paysage, concédait-il, est bon
pour les jeunes gens qui n’ont pas fait leur
première communion. » Fidèle en paroles
incisives à la
doxa
de son temps – qui faisait
de la peinture d’histoire le sommet absolu
de l’art –, Gleyre ne l’était pourtant pas en
action éclatante, traitant du paysage déser-
tique comme personne, depuis ses jeunes
années italiennes passées à parcourir la
campagne jusqu’à ses visions préhisto-
riques antédiluviennes, en passant par son
surnaturalisme halluciné en Orient. Son
compatriote vaudois, Michel Thévoz, pre-
mier conservateur de la Collection de l’Art
Brut à Lausanne, décèle enfin en 1980 – soit
plus de cent après lamort du peintre –, sous
la surface lisse de la peinture de Gleyre, un
violent système répressif carcéral, qui lui
semble relever de « l’art-névrose ». Pour
ce spécialiste de l’art des fous, le Suisse se
Les Illusions perdues
dit aussi
Le Soir
.
1843, huile sur toile, 157 x 238 cm. Musée du Louvre, Paris.
Par Emmanuel Daydé
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