ArtAbs65 - Mai/Juin 2015 - Aperçu - page 13

Représenter le sacré
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Dossier
de la Côted’Ivoire
Par Pascale Lismonde
«Aurait-on l’idée de présenter
Guernica
de Picasso «peinture à l’huile, espagnole ou
française, Union européenne»»? s’exclame Eberhard Fischer. C’est pourtant ce que
suggère la dénomination usuelle : «Masque du Goli, Baoulé ou Gouro, Côte d’Ivoire. »
Or l’Afrique de l’Ouest a ses maîtres sculpteurs et on peut identifier les artistes –
notamment chez les Sénoufo, les Lobi, les Gouro, les Dan ou les Baoulé – qui ont
créé des chefs-d’œuvre de la sculpture entrés dans l’histoire de l’art universelle.
C’est un vrai défi à l’œil occidental que lancent Eberhard Fischer et Lorenz
Homberger, les deux commissaires suisses de l’exposition
Les Maîtres de la
sculpture de Côte d’Ivoire
au musée du quai Branly. Soit 150 sculptures sur bois
du XIX
e
et début du XX
e
siècle issues de musées européens, américains et africains
et de collections privées, et documentées par des films ethnographiques – des
œuvres porteuses d’une histoire, de singularités ethniques et de codes esthé-
tiques dont l’héritage toujours vivant inspire quatre artistes ivoiriens contempo-
rains présentés en conclusion de l’exposition.
L’affaire est d’importance : l’admiration des
sculptures africaines par Picasso, Braque,
Matisse ou Vlaminck ou les peintres alle-
mands de Die Brücke leur a conféré une
notoriété planétaire. Mais elles ont toujours
été montrées hors de leur contexte ini-
tial, comme sans histoire : «A-t-on jamais
convié aucun sculpteur africain du début du
XX
e
siècle à présenter ses œuvres à Paris?»
s’étonne Eberhard Fischer, ancien président
du musée Rietberg de Zürich, consacré aux
œuvres extra-européennes. Seuls les mar-
chands en faisaient commerce auprès de
collectionneurs. «Pour ces sculptures afri-
caines des XIX
e
et XX
e
siècles, on a parlé d’art
“primitif” puis d’art “premier” ; on en vante
la stylisation géométrique, le naturalisme, le
rayonnement de formes intemporelles, mais
l’âge des œuvres, leur histoire, le nom des
sculpteurs ou des commanditaires, toutes
ces données ont été sciemment dissimu-
lées.»Or pour Lorenz Homberger, «associer
une tribu et un style (masque baoulé ou cuil-
lère dan) conduit à une simplification erronée
à des fins commerciales» : les frontières de
la république de Côte d’Ivoire résultent de
partages entre puissances coloniales et non
de zones réelles d’implantation des ethnies –
plus de soixante en Côte d’Ivoire –, avec des
langues, des religions, des cultures très
diverses. Elles peuvent être en rivalité. Mais
ces distinctions culturelles n’empêchent
pas la diffusion du patrimoine artistique.
Ainsi, les Baoulé ont emprunté aux Gouro
leur culture des masques, ou bien, sur des
masques du maître des Duonou on retrouve
des motifs sénoufo et dioula.
Autre problème : l’engouement des collec-
tionneurs pour ces sculptures est tel que
les plus importantes ont pris le chemin de
l’Europe ou des États-Unis avant 1970. Ces
pièces d’avant-guerre dont la provenance
est attestée voient leur prix flamber sur le
marché de l’art. Mais elles sont rares. Alors
on copie des pièces en série. Des ateliers
sénoufo fabriquent pêle-mêle des masques
À la découverte
desmaîtres sculpteurs
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