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artabsolument
)
no 5 • été 2003 page
71
Fabien Danesi : On vous connaît pour votre tra-
vail photographique mais vous venez de réali-
ser votre premier film qui s’intitule
Grand
Littoral
. Je voudrais tout d’abord savoir ce qui
vous a amenée à passer d’unmédiumà l’autre.
Valérie Jouve : Mon désir de cinéma est très
ancien. Les images fixes en étaient des échos
car mes images sont vraiment construites
dans un rapport de durée : elles posent la
question du temps à partir d’une image qui a
priori n’a pas de durée. J’ai été invitée à tra-
vailler sur Marseille par l’École des Beaux-
Arts. Mais j’étais incapable de faire des
photographies dans une ville qui avait porté
pour moi beaucoup d’images et qui, en même
temps, n’était plus ma ville. J’ai alors retrouvé
le lieu du Grand Littoral que je connaissais
depuis que j’étais à Marseille : c’était devenu
un centre commercial. Pour moi, ce n’était
plus un territoire. Mais en retournant sur le
site, j’ai eu la sensation qu’il n’avait pas com-
plètement disparu. Au contraire, il avait
gagné en puissance. Sur ses abords, le centre
commercial faisait face à un univers qui était
d’une nature contradictoire. J’ai eu envie de
traverser ce territoire.
FabienDanesi : Comment avez-vous scénarisé le
film dans la mesure où il ne comporte pas un
récit tel qu’on l’entenddans le cinéma classique?
Valérie Jouve : Tout d’abord, j’ai fait un plan
abstrait en travaillant sur des notions comme
le plein ou le vide, l’accumulation ou le
silence. Cela m’a permis de définir une com-
position visuelle qui montre qu’il n’y a pas un
seul monde. Le désir du film est là : faire se
toucher des mondes différents sans avoir
nécessairement un esprit critique.
FabienDanesi : Il existe en effet plusieurs façons
d’habiter le réel. Ces différences sont traduites
dans le filmpar des rythmes notamment.
Valérie Jouve : Par des rythmes, c’est-à-dire
par des choses très abstraites. Ces diffé-
rences peuvent être très sociales mais aussi
très musicales. J’essaie de contrecarrer une
forme de pensée linéaire et continue en
créant des ruptures. Je crois que l’irrationnel
fait corps avec nous-mêmes et se retrouve
dans l’organisation de la société. Vouloir faire
apparaître le monde comme ordonné est une
ineptie. Si l’on nourrissait la pensée de tout ce
qui surgit et crée des heurts, on obtiendrait
des outils pour mieux concevoir notre monde.
Fabien Danesi : L’ordre suppose une normati-
vité qui vient briser la singularité de chacun.
Valérie Jouve : Oui. Le centre commercial est
issu d’une pensée normative alors que le ter-
ritoire qui le jouxte défend une tout autre rela-
tion à l’espace. Or, ces deux choses sont
intéressantes ensemble. Je pense que le
supermarché pourrait vivre si on avait dans
l’entendement commun l’idée que cette
chose-là peut exister avec son contraire.
Fabien Danesi : Le spectateur n’entre jamais
dans le centre commercial : il reste à la péri-
phérie, au niveau des
no man’s lands
qui l’en-
vironnent. Considérez-vous qu’il s’agisse ici
de non-lieux, à savoir des lieux de transit où
l’individu, le promeneur n’a pas été pensé et
n’a pas sa place ?
Valérie Jouve : Je dirais que d’un point de vue
social, c’est un non-lieu, mais que d’un point
de vue concret, c’est un lieu qui a une identité
très forte. Il est vécu par les gens qui habitent
autour comme un lieu de promenade, de
déambulation. Le supermarché vient ricocher
là-dessus. En fait, le centre commercial est
beaucoup plus un non-lieu que le territoire du
Grand Littoral que je pourrais appeler la col-
line. Le non-lieu est d’ailleurs une notion trop
rigide alors que l’hétérotopie de Foucault est
un concept plus ouvert, plus complexe, qui
conserve le champ des possibles. La colline
est pour moi une hétérotopie, tandis que le
supermarché n’appartient pas à cette pensée.
Si j’étais rentrée dans le supermarché et que
j’avais approfondi sa fonction, je n’aurais pas pu
l’inclure comme un élément du territoire. Il
serait devenu le centre, il aurait pu devenir très
vite le sujet du film, ce qui n’était vraiment pas
mon objectif. Je voulais toujours être aux abords.
Fabien Danesi : Le film présente un équilibre
entre le flux continuel des voitures et la tran-
quillité des marcheurs. Il s’agit de la ren-
contre de deux logiques.