automne 2006 • no 18 •
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artabsolument
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musée de la Brera à Milan, mettra dix ans avant de commencer à être
peinte par Gentile. Elle devra finalement être achevée après sa mort
par son frère Giovanni. Peinture métisse, qui s’inspire de la place
Saint-Marc pour décrire l’Alexandrie des Mamelouks, elle mêle dans
la même poussière dorée les
hijabs
des femmes et les turbans des
hommes, l’église des saints apôtres de Constantinople et lesmaisons
en toits terrasses d’Égypte, le minaret avec escalier extérieur de la
mosquée d’Ibn Tulun et la silhouette du phare d’Alexandrie, septième
merveille du monde antique… qui n’existe plus. Le sultan Qaytbay
vient en effet de le détruire pour renforcer les défenses du port, réuti-
lisant le marbre étincelant qui le recouvrait pour construire un fort.
En souvenir du
Pharos
, les Vénitiens dotent alors leur cathédrale San
Pietro di Castello d’une réplique de la merveille d’Alexandrie, en pla-
quant sur son campanile un revêtement en pierre blanc qui imite la
forme du phare hellénistique, amer visible du plus loin de la lagune.
Mais, plus encore que les monuments, c’est la présence, au premier
plan et au centre du tableau, d’un groupe de femmes voilées, assises
en tailleur, qui attire toute l’attention. Ces figures de tissu blanc pyra-
midales, d’où les regards s’échappent pour se tourner vers le specta-
teur, surgissent telle une interrogation laissée sans réponse. Cet
attroupement féminin invisible, à la blancheur immaculée, semble
irradier tout autour de lui, repoussant les hommes en cercle à l’exté-
rieur. C’est ce caractère d’énigme que retiendra cinq cents ans plus
tard Moebius, qui redessinera – pour une affiche – les femmes de la
Brera se regardant l’une l’autre, et s’inspirera de leurs coiffes pour
créer le curieux et haut chapeau d’Arzach, manifeste de la bande-
dessinéemoderne. L’Orient, à Venise, c’est assurément lamodernité.
L’histoire avait commencé sous d’étranges auspices. Après la prise
de Constantinople par les Turcs en 1453 et la guerre sans merci qui
s’ensuivit dans les places fortes des Balkans, Venise, toujours pru-
dente et commerçante, a signé la paix
avec l’Empire ottoman. À la demande
du sultan et en signe de bonne volonté,
en 1479, elle dépêche en tant qu’am-
bassadeur extraordinaire dans la capi-
tale islamisée, son meilleur peintre ou
jugé tel : Gentile Bellini, portraitiste
confirmé, déjà âgé de cinquante ans.
Confirmé, vraiment? Sans cette immer-
sion brutale en terre asiatique, Gentile
serait sans doute demeuré ce peintre
obscur et un peu raide de la première
Renaissance vénitienne. Le voyage en
Orient le révèle à lui-même, peuplant
enfin sa conquête de nouveaux espaces
de figures au réalisme inédit.
Gentile s’attire vite les faveurs du
prince qui, malgré l’interdit islamique
de la représentation, n’en revient pas
de l’art qu’il découvre, et oublie vite l’in-
terdit. Flatté du portrait au profil d’aigle
que l’artiste a fait de lui, le terrible
Mehmet II, le tombeur de Byzance,
celui que l’Orient appelle désormais le
Victorieux et l’Occident la Bête de
l’Apocalypse, s’attache au peintre véni-
tien et le comble de bienfaits, jusqu’à le
faire
bey
. Mais, plus d’une année
s’étant écoulée, le sultan découvre un
jour l’artiste occupé à peindre une
décollation de saint Jean-Baptiste.
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Giovanni Bellini.
Saint Marc prêchant à Alexandrie.
Huile sur toile, 347 x 770 cm. Pinacothèque de Brera, Milan