Revue Art Absolument N°91 – décembre/ janvier / février 2020 – aperçu - page 5

11
GRECORAMA
PAR VINCENT QUÉAU
GRECO
GRAND PALAIS, PARIS
DU 16 OCTOBRE 2019 AU 10 FÉVRIER 2020
COMMISSAIRE : GUILLAUME KIENTZ
LÀ… ET AU GRAND PALAIS JUSQU’EN 2020 DANS UNE EXPOSI-
TION CAPITALE PARCE QU’UNE DES RARES À SE CONSACRER
AU COURANT TOUT ÉTRANGE DU MANIÉRISME PAR UN DE
SES ENFANTS TERRIBLES, GRECO, MAÎTRE D’UNE INDOLENCE
GRISÉE SUR PALETTE HALLUCINANTE.
DOSSIER
EL GRECO
«Mais il a envie de consacrer un jour de plus à Tolède car il est admirateur d’un élève
de Titien dont je ne me rappelle pas le nom et qu’on ne voit bien que là.»
Marcel Proust.
À L’ombre des jeunes filles en fleurs
, 1919
Qu’est-il de vrai dans cette sentence de la marquise
de Villeparisis, embrouillée par décence pour ne pas
avouer sa vieille passion illégitime pour Norpois, pré-
textant une perte demémoire bien peu crédible tandis
que le narrateur affirme sa nature d’élite, amoureuse
d’une autre marquise, de Sévigné cette fois (comme
la grand-mère adorée!), et dont la densité apparaît
autrement plus solide que celle de sa nièce, la déce-
vante duchesse de Guermantes ? Filiation par trop
évidente ? Sans doute car, avant d’être Grec, avant,
aussi, d’être Espagnol, Doménikos Theotokópoulos,
dit le Greco, se révèle la plus admirable recrue d’une
école vénitienne qui expire en crépitements kaléidos-
copiques fiévreux… Titien, certes, mais uniquement
celui qui louche vers Rome et la nébuleuse des for-
cenés de Michel-Ange ; surtout, peut-être, Véronèse,
Tintoret et les Bassano. Il semble pourtant les dépasser
tous, réalisant ce grand saut vers un inconnu de pein-
ture pure, affranchie des règles de la copie servile du
monde, qui fascinera tant cette autre génération, trois
cents ans plus tard : les Cézanne, Toulouse-Lautrec ou
Émile Bernard qui, comme lui, n’oseront complète-
ment révéler l’art par ses qualités abstraites. Car Greco
pousse les tentatives vénitiennes vers un paroxysme
plus radical : ses nuits sont plus noires, ses glacis plus
gras, ses gestes plus brusquement imprimés sur la
toile, ses rehauts plus tranchants… Même ses moi-
rures venues habiller l’uniformité de masses grises
semblent trop exquises pour ce vocable réducteur…
ROSES D’OR, VIFS ARGENTS, GRIS DE LIN
Et Greco outrepasse les gris. Socles de sa palette, ils
créent un nouvel argent et vivifient des ciels dans la
tourmente, belle évocation des mystères de l’histoire
sainte dans ses épisodes les mieux scénarisés. En
écho, leur nébulosité s’enroule et se déploie en cir-
convolutions qui se lovent autour d’oculi azurés du
même bleu franc des Bolonais du futur, de Carrache
à Carlo Dolci. Ses brouillards se fardent de bis, gly-
cine, ardoise, étain, acier, tourterelle… Quand il ne
s’agit pas d’un simple trou noir creusé dans des nuées
jaunes, des fumerolles brunes. Là, la teinte matifiée
se révèle aplat matériel absolument abstrait. La cou-
leur tantôt ruisselle de son pinceau en plis gracieux,
impalpable, tantôt une brosse râpeuse carde des traî-
nées de pigments dans la gestuelle d’un Hans Hartung
ivre. Greco, quand ses Crucifiés saignent, laisse son
pinceau pleurer des gouttes d’un sang bistre, miracle
de cette maîtrise qui signale les artistes majeurs à
travers les siècles. Sa virtuosité procède d’une désin-
1,2,3,4 6,7,8,9,10,11,12,13,14,15,...24
Powered by FlippingBook