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DOSSIER
BRUEGEL
APRÈS BRUEGEL
HUMANITÉS
ET DÉRAISONS
SI, POUR WERNER HOFMANN, « PERSONNE D’AUTRE QUE PIETER
BRUEGEL L’ANCIEN N’A INCARNÉ DE MANIÈRE AUSSI RADICALE ET
INVENTIVE LA VITALITÉ DE LAMASSE, LE LEVAIN DU PEUPLE», QU’ONT
DONC ACCOMPLI SES REDÉCOUVREURS FLAMANDS AU TOURNANT DU
XIX
E
SIÈCLE? EN SENOURRISSANT DU PAINQUE LEMONDE ÀREBOURS
DE BRUEGEL LUI A FAIT PÉTRIR, JAMES ENSOR, CONSTANT PERMEKE
ET CONSORTS ONT TRADUIT LEUR PROPRE UNIVERS SANS RÉDEMP-
TION, OÙ DÉFILÉS GROTESQUES CONCURRENCENT PASSAGE DES SAI-
SONS.
LA FÊTE DES FOUS
QUI SE TIENT ÀGAASBEEK, ENBELGIQUE, LES
RÉUNIT AVEC OU SANS RAISONS.
« Breughel le drôle, Breughel des Marolles, Breughel
des paysans, des vilains joyeux, des goujats misé-
reux, des gras poupards, des maigres blafards,
des proverbes nuancés, des Babels ironiques, des
paysages surprenants, des oiseaux extra-comiques
et des noces gaufrées. » Dramatisant à l’extrême
son propre sentiment de persécution, James Ensor
(1860-1949) ne pouvait que trouver chez Bruegel
les doubles de l’humanité chaotique dont il affirme
faire les frais. Caricaturé en 1885 sous les traits d’un
hareng saur, ce natif d’Ostende finit par retourner
le jeu de mots comme dans une scénette bruegé-
lienne en acceptant l’animal comme totem et en le
mettant en scène dans une toile de 1891, où deux
squelettes s’en font la dispute. Aux côtés de per-
sonnages masqués, ces figures grinçantes font leur
apparition après la fondation du groupe des Vingt,
lancé en 1883 par le jeune James et d’autres étu-
diants en art. Jouant tantôt le rôle de ses détracteurs,
tantôt celui de types sociaux, et déclinant jusqu’à
son propre personnage, cette foule se fait dispen-
dieuse et contemptrice des avanies de son temps,
auxquelles il serait vain de vouloir échapper. De
Bruegel l’Ancien, Ensor partage le constat moral
d’une amoralité en toute chose, concluant comme
Marx que « l’argent […] est la confusion et la per-
mutation universelles de toute chose, donc le monde
à l’envers ». Aux
Proverbes flamands
et au
Combat
des tire-lires et des coffres-forts
(1563) transformant
ces objets en soldats cupides gravés par son lointain
précurseur, Ensor semble donner la rime avec les
eaux-fortes rehaussées de couleur des
Sept Pêchés
capitaux.
Au sein de cette suite,
L’Avarice
(1904)
évoque
La Cuisine grasse
et
La Cuisine maigre
, tra-
cées 350 ans auparavant. Suivi dans cette voie fan-
tastique et macabre par le Gantois Jules de Bruycker
(1870-1945), Ensor a poussé à son paroxysme dans
L’Entrée du Christ à Bruxelles en 1889
, peint en
1888, une shakespearienne mise en scène de soi – le
dramaturge anglais voyait d’ailleurs dans l’argent
« une putain commune à toute l’humanité ». Face à
l’éclatement polyfocal des vues de Pieter Bruegel,
le dandy flamand livre une image si compacte que
l’individu s’y perd en motif. S’inscrivant en son
centre – en lieu et place du Christ, qu’il serait vain
d’attendre –, ce grand ambigu collectionnant les
masques tout en parodiant joyeusement les jeux
catholiques de la Fête-Dieu étrille l’ensemble de
son monde, dont il serait bien mentir que de ne pas
reconnaître qu’il avance travesti.
PAR TOM LAURENT
LA FÊTE DES FOUS.
BRUEGEL REDÉCOUVERT
CHÂTEAU DE GAASBEEK (BELGIQUE)
DU 7 AVRIL AU 28 JUILLET 2019
D’AUTRES NOCES PAYSANNES
À l’orée du XX
e
siècle, les avant-gardes s’ingénient
à Paris à trouver dans la culture « nègre » la res-
source de leur révolution moderne. Les Flamands,
informés de ces découvertes via le Congo belge, réé-
valuent, eux, leurs propres primitivismes. En 1902,
une grande exposition à Bruges resitue l’héritage