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Entretien avec Philippe Piguet
Soudain hier
Galerie Lelong, Paris
Du 24 novembre 2016 au 28 janvier 2017
peindre la peinture
Marc Desgrandchamps,
S’il raconte volontiers que la découverte qu’il fit adolescent du
Déjeuner sur l’herbe
a agi sur
lui comme un choc déterminant, c’est parce qu’il a été proprement bouleversé par l’incroyable
liberté que s’octroyait le peintre. Forte d’une vision panoramique et synthétique de l’art moderne,
la démarche picturale de Marc Desgrandchamps intègre tout aussi bien l’histoire de l’art que la
photographie et le cinéma. Sonœuvre s’offre à voir sur lemode du développement d’une pratique qui
décline un nombre limité de sujets, figures et paysages liés et déliés au bénéfice d’une expérimen-
tation plastique toute entière dévolue à interroger et célébrer la peinture comme mode de pensée.
Au jeu de la mémoire, de la référence et de la fiction, Marc Desgrandchamps élabore une œuvre
forte et singulière qui joue de nombreuses traversées entre espace, couleur et lumière. Rencontre.
Philippe Piguet |
À lire la plupart des commen-
taires sur votre œuvre, on observe l’em-
ploi récurrent de formules qui se réfèrent
à toutes sortes d’oppositions comme
«réalisme de l’immatériel », « immuabi-
lité du fugitif», «figuratif et dé-figuratif»,
«épiphanie et disparition», «autrefois et
maintenant », etc. La peinture, sinon la
vôtre, serait-elle de l’ordre du paradoxe?
Marc Desgrandchamps |
Je suis très sensible
dans mon travail à une espèce d’antino-
mie interne et ma peinture est notam-
ment fondée sur la figure de l’oxymore.
Pendant de longues années, j’ai tenté de la
construire sur des oppositions qui étaient
aussi bien la représentation maintenue
qu’une forme de représentation dissoute
de l’intérieur par la matière même de la
peinture, une matière extrêmement déli-
tée. En même temps, j’ai toujours eu cette
volonté de représentation du monde, une
représentation qui se construit mais d’une
manière vulnérable. Je suis sensible à ce
jeu de l’oxymore en ce sens que l’on ne
goûte jamais rien de pur et que dès que l’on
est dans une pensée, dumoins en ce qui me
concerne, surgit assez vite son contraire.
C’est peut-être le signe d’une inquiétude ou
alors, à l’inverse, d’une forme de sérénité.
Est-ce à dire que c’est dans l’écart entre
ces oppositions que se détermine votre
peinture, un écart qui est aussi celui entre
l’esprit et la main?
Si c’est le cas, c’est un écart qui peut aussi
s’élargir. Il est moins prégnant aujourd’hui
dansmon travail que par le passé, en tout cas
dans la matière des tableaux elle-même…
… Dans la façon aussi, semble-t-il, dont
la figure occupe le premier plan et qui
est accentuée par le fait qu’elle est sou-
vent seule. À considérer vos derniers
tableaux, on a le sentiment que vous
cherchez à la projeter en avant, vers le
regardeur.
Dans les derniers tableaux, on est en
effet dans le cas d’une figure esseulée
qui existe un peu comme une forme de
colonne. Je suis fondamentalement
peintre dans le sens où je ne suis préoc-
cupé que par les deux dimensions et que
je me suis toujours méfié de tout illusion-
nisme. En même temps, je suis un peintre
de figure et il y a dans mon travail quelque
chose de l’ordre d’une représentation
telle qu’elle pouvait être traitée autrefois,
sinon sur un mode totémique du moins
sur celui d’une figure qui s’érige et qui
se matérialise dans une forme construite
rejoignant une certaine idée de sculpture,
voire de minéralité.
Sans titre.
2016, gouache sur papier
maroufl sur toile, 200 x 150 cm.