Henri-François Debailleux
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À l’exemple de votre
récente exposition à la galerie Lelong,
vous travaillez très souvent avec des
lettres…
Jaume Plensa
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Cela vient de loin : dans ma
famille, on a toujours été beaucoup
plus entouré par des livres que par des
images. En conséquence le texte est
pour moi quelque chose de naturel.
Les lettres, les mots sont donc deve-
nus mon matériau. Il y a des artistes
qui travaillent avec du bois, avec du fer,
ce qui peut m’arriver également, mais
j’aime avant tout travailler avec l’écrit,
comme une matière qui fait partie de
ma mémoire. J’y trouve par ailleurs un
aspect presque organique : l’associa-
tion des lettres, comme les cellules
d’un corps, peut former des mots, donc
des “organismes” plus complexes ; les
mots entre eux peuvent former un
texte qui avec d’autres peut écrire une
culture. C’est un peu comme la pierre
de la création : au départ, il y a la
pierre, ensuite il y a la ville autour, puis
c’est l’État, le pays, le continent, le
monde, l’univers. Telles des briques,
les lettres ont une potentialité de
construction, elles nous permettent de
construire une pensée.
HFD
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Qu’est ce qui vous a alors conduit à
devenir sculpteur ?
JP
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J’ai toujours ressenti le besoin de
toucher les choses. Je trouvais donc
très frustrant que le texte soit dans
cette prison qu’est la page. Alors, faire
sortir le texte de la page m’a fait l’effet
d’une formidable libération. Je me suis
toujours posé la question suivante :
La sculpture des lettres de Jaume Plensa
>
Sculpture
pourquoi, lorsque je lis un livre et tourne une page, le
texte disparaît-il derrière, et derrière quoi puisqu’il
fait partie d’un tout ? De même quand le bouquin est
dans mes mains, pourquoi est-ce que je ne vois pas
mes mains au travers ? Et quand il est dans mes
mains, c’est évidemment différent que s’il était dans
les mains de quelqu’un d’autre, de la même manière
que lorsqu’il est dans tel ou tel endroit, il devient dif-
férent puisqu’il se mêle à la mémoire du lieu et de la
personne qui le tient. Ainsi, bien que livre soit une
boîte fantastique pour faire voyager le texte, il me
semble important de pouvoir aussi le faire sortir.
Pour certaines œuvres, j’ai ainsi fait des rideaux de
textes pour que les gens puissent passer à travers.
De ce fait, les lettres se percutent les unes les autres
et produisent des sons, en toute logique d’ailleurs,
puisque les lettres sont aussi du son.
HFD
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Faut-il lire vos sculptures comme on lit une page?
JP
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Non, car elles ne sont jamais une page de livre, jus-
tement, ni l’illustration d’un texte. Si j’utilise les
lettres, ce n’est pas avec la volonté de passer un mes-
sage, c’est plutôt la revendication d’une matière
comme une sorte demagma de la création. C’est aussi
l’envie de partager cettematière avec le spectateur, au
même titre que lorsque je fais un catalogue sur mon
travail. J’aime effectivement partager cette publica-
tion avec un écrivain, avec quelqu’un qui se retrouve là
ponctuellement dans le même espace que moi et qui,
au fond, parle de la même chose que moi alors qu’on
pense que chacun parle de choses différentes.
HFD
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Vous évoquez l’importance du texte commematé-
riau, mais de façon plus générale vous avez toujours
accordé une priorité à la matière…
JP
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Je crois que si je suis sculpteur, c’est précisément
par intérêt pour la matière et même toutes les
matières : de la matière première que serait le
monde des idées jusqu’à la lumière, avec laquelle
j’aime également beaucoup travailler et qui est
Entretien avec Henri-François Debailleux
>
L’avant-garde du XX
e
siècle a enterré la statuaire. Pourtant – comme toujours –
quelques artistes libres d’aujourd’hui ont le désir de créer de nouveau ce type d’œuvres.
Propos d’un sculpteur hors norme.
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