Comme si lorsque les yeux s’ouvrent
sur l’espace infime de ces tracés, ils
surplombaient l’air, ils étaient au som-
met de l’espace. Comme si en s’ouvrant
ils donnaient à l’espace infini sa respi-
ration. Comme si, les yeux s’ouvrant,
l’espace respirait dans la distance
entre l’espace infime et l’espace infini.
Nos yeux sont les narines de l’espace.
L’œil de la vue est le nez du vide sans fin
qui nous entoure. Les yeux se sont
ouverts tout en haut dans le ciel pour lui
donner vie. Le ciel s’est éclairé et la
lumière est apparue. Tout s’est mis à
bouger, l’air est devenu la matière la
plus limpide et la plus transparente de
toutes les matières qui nous entourent.
Comme les tracés de Valère Novarina
sont une nouvelle matière pour les
yeux, aussi limpide et transparente que
la matière d’une histoire sans fin logée
dans la surface infime d’une page.
Au contact de la matière de ces lignes
et de ces formes, nos yeux se sont
ouverts à la surface de l’air pour lui
donner du souffle. Les yeux se projet-
tent et traversent l’espace qu’ils nous
représentent, à toute vitesse. Sans nos
yeux, l’air serait solide comme la terre,
les lignes et les formes ne seraient que
de la matière immuable. L’espace
étendu au-dedans d’un dessin est sous
les yeux comme le sol est sous les
pieds. Les yeux grimpent très haut
dans les cieux, courent très loin jus-
qu’aux bordures de l’espace infime, ils
s’ouvrent là où nous ne voyons plus, là
L’infini dans l’infime : devant
les 2587 dessins de Valère Novarina
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Bonnes feuilles
où nous voyons l’infini arpenter continuellement sa
propre étendue. Toutes les images que nous voyons
sont au-dessous du niveau de nos yeux et apparais-
sent par transparence dans l’air qui immerge tout
notre corps. Car entre nos yeux et ce que nous voyons
il y a ce volume d’air dans lequel nous sommes et
d’où nos yeux surgissent à fleur du vide. Quand nous
ne voyons plus ou que nous perdons de vue les
contours qui forment ces images, l’air a recouvert les
yeux, l’espace est passé par-dessus, le vide les a
ensevelis. Ils sont en nous.
Si nos yeux sont si sensibles au contact de la matière
blanche et cernée d’une page, c’est parce qu’ils ne
s’ouvrent pas à la même hauteur que ce qu’ils voient.
La surface de l’air comme la surface de la page sépa-
rent nos yeux de ce que ces plans contiennent. Nos
yeux sont au-dessus mais tout ce qu’ils voient est au-
dedans, dans le globe de l’air qui nous entoure comme
dans le galbe d’un contour esquissé pour nos yeux. Et
nos yeux voient à travers, ils ne voient que de là et ne
peuvent s’ouvrir, tenir et bouger que sur la surface de
l’air ou sur la partie émergée d’une surface blanche
ombrée. Sinon plus bas ou plus profond dans la
matière de la page, nos yeux s’emplissent d’air ou de
substance, tombent et s’immobilisent. L’air comme la
matière blanche d’une page sont le sol où les yeux
tiennent, la planète sur laquelle ils bougent et vivent.
Mais nos yeux ne peuvent pas vivre dans l’air ou dans
la page comme notre corps est mort dans la terre.
Nos yeux avancent sur l’air ou sur la page, ils glissent
et se projettent à leur surface. Ils regardent à travers.
Le contact avec le dedans de l’air ou le format de l’es-
pace dessiné les éteindrait autant que notre corps
étoufferait s’il s’enfonçait dans le sol.
Le contact des yeux avec le contenu de l’air ou des
lignes de contour d’une forme est aussi terrible que le
contact du corps avec le contenu de la terre ou de
Par Jean-Luc Parant
Dans cette nouvelle rubrique, la revue
(art absolument)
publie et publiera l’extrait d’un livre à paraître. Pour cette
première, il s’agit d’un texte étonnant de l’artiste-écrivain Jean-Luc Parant à propos de l’œuvre de l’écrivain-artiste
Valère Novarina. L’intégral de ce texte est à lire dans Jean-Luc Parant,
Le Carnet
, éditions Virgile.
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