| édito |
(
artabsolument
)
no 16 • printemps 2006 page
9
Du jugement esthétique
Comment juger des œuvres d’art ?
Le temps, bien sûr, est le meilleur critique : ce qui
reste de l’art d’une époque ce sont non seulement les
œuvres qui ont laissé une trace durable chez les indi-
vidus qui les ont vues – les artistes en premier lieu,
quelques marchands, quelques critiques éclairés,
des amateurs d’art passionnés, une partie non négli-
geable du public – mais aussi celles qui ont été pro-
pagées par la filiation symbolique des artistes
eux-mêmes (on aime ou on aime pas Ingres mais
force est de constater que ce dernier compte pour
Picasso et Matisse).
Mais qu’en est-il de notre regard actuel, de notre
capacité à juger ici et maintenant de la validité d’une
œuvre? Question difficile, toujours sujette à caution –
problématique. Cela dit, pour notre part, deux critères
nous paraissent essentiels : le premier c’est la multi-
plicité des régimes du regard. Il semble en effet que le
regard porté sur une œuvre soit toujours triple :
optique
– ce que vous voyez en tant que tel (la compo-
sition, les volumes, les lignes, les couleurs, la mise en
espace) ;
scopique
– la capacité qu’ont certaines
œuvres à nous dévoiler ce qui d’ordinaire reste caché,
dérobé : l’érotisme, la mort, certains actes crus ou
violents… ;
haptique
– la matérialité de l’œuvre, la
trace de la main, l’empreinte du corps de l’artiste (ce
qui est surtout vrai pour la peinture et la sculpture). Il
semble que lorsqu’une œuvre recèle l’une ou l’autre
de ces dimensions ou, ce qui est parfois le cas, deux
ou trois d’entre elles, elles nous comblent davantage
que les autres. Le second critère, c’est qu’une œuvre
véritablement forte et novatrice nous fait éprouver
une sensation, une émotion, une manière de pensée,
un sentiment du “sacré” que nous n’aurions jamais
éprouvé sans elle, d’où le fait qu’elle nous soit si pré-
cieuse. Bref, voir c’est toujours le corps + l’esprit :
c’est même ce qui relie l’un et l’autre.
Reste, il est vrai, des œuvres qui s’affirment avant
tout comme critique, comme degré second sur les
attendus de ce qu’est sensé nous faire éprouver l’art
(la fameuse postérité de Duchamp : sensation nulle,
émotion nulle, degré zéro de la spiritualité, mais pen-
sée critique, discours de l’art sur l’art, de l’art
contre
l’art). Des œuvres dont la posture symbolique se veut
à la fois subversive et déceptive, volontairement
“dérisoire” – et toujours liée à un contexte précis
(pour la pissotière de Duchamp, cela coïncide avec la
naissance du musée d’Art moderne et, sans doute
également, à l’impossibilité de surmonter la tenta-
tion du néant qu’a produit l’annonce nietzschéenne
de la mort de Dieu, puis la mise à mal de la “mys-
tique” du progrès et de l’humanisme lors du premier
conflit mondial).
La nécessité de ces œuvres critiques est certes
importante. Mais, convenons d’une chose : un dis-
cours critique de l’art sur l’art ne peut être opérant
que dans un geste “sacrilège”. Or, à partir du
moment où cet art devient la norme – pour ne pas
dire l’art officiel – son éventuel geste subversif tombe
forcément à l’eau. Aussi nous vient parfois le doute
que ces œuvres qui se prétendent révolutionnaires le
soient réellement (notez que, dans le discours de l’art
contre
l’art, il ne s’agit pas d’être révolutionnaire
dans le sens usuel du terme car, dès qu’un artiste a
un contenu non conforme à la pensée ambiante, il est
déjà nettement moins valorisé). Surtout, pour qu’il
soit discours
contre
il faut qu’il existe un discours
pour
. Une fois éradiquées toutes les valeurs de l’art,
que reste-t-il ? Pour le dire autrement, on a parfois la
sensation que, dans l’exclusion de toute autre esthé-
tique que la leur, les artistes scient la branche sur
laquelle ils sont assis.
Vous me direz : une mode chasse l’autre. Je vous
répondrai oui. Vous me direz aussi : on peut être à la
mode et avoir du talent. Je vous rétorquerai : cela est
vrai, mais l’inverse l’est également. Est-ce si grave ?
Non, bien sûr que non, c’est certain qu’une œuvre
forte finit toujours par émerger, mais pour cela il y a
une condition impérative : c’est à chacun de ceux qui
se sentent concernés – les collectionneurs, les gale-
ries, les critiques qui ont le regard, les conservateurs
passionnés, les commissaires en charge d’exposi-
tions importantes, le public, vous, moi – d’être vigi-
lants, attentifs ; à chacun de juger de l’œuvre en
fonction non pas de sa reconnaissance sociétale – la
mode, l’air du temps – mais pour les effets véridiques
que celle-ci, l’œuvre, produit sur soi et sur autrui.
Pascal Amel
Éditorial