Revue Art Absolument n°92 - Mars/Avril 2020 - Aperçu - page 17

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ClaireColin-Collin, à l’occasion d’une résidence de troismois au domaine de Kerguéhennec,
a réalisé une intense pratique d’atelier pour pousser sa peinture. Pour cette artiste, lemétier
de peindre s’articule autour de trois actions fondamentales : faire, défaire, refaire. Les
couleurs dialoguent avec le support dans une tension ininterrompue, entre apparitions et
disparitions, jouant l’éternel retour de la peinture.
ENTRETIEN AVEC FRANÇOIS JEUNE
de chevalet ridiculisé, lié à la matière, à la
tradition. Donc je suis allée vers la peinture
à rebours : il a fallu l’énergie d’évacuer cette
censure. ça a pris quelques années pour recon-
naître cette envie, l’accepter. Une prof des
Beaux-Arts m’avait dit une phrase qui m’est
revenue alors : « Il faut se défaire du besoin
d’audience. » À Grenoble, on avait le Musée des
Beaux-Arts– qui était encore Place de Verdun–
et le Magasin. J’ai regardé les expositions de
ces deux lieux, mais une expérience fondatrice
pour moi a été de regarder les salles des XVI
e
et XVII
e
siècles au musée. Au début, je ne voyais
rien, tout était pareil. Et c’est à force de rester
collée devant que cette peinture s’est dévoilée.
J’ai commencé à voir les couleurs apparaître,
les bleus de Laurent de la Hyre, les scènes,
les corps… Cette expérience du temps de la
peinture a eu lieu devant mes yeux : ce qui au
début m’apparaissait comme un mur, indé-
chiffrable, s’est ouvert. Plus tard, je me suis
adressée à deux peintres que j’aime : Marie-
Claude Bugeaud et Didier Demozay. J’avais
déjà plus de trente ans. Je leur ai écrit, en
demandant comment il fallait faire pour que la
peinture sorte de l’atelier – Marie-Claude m’a
dit, avec son sourire magnifique : «Ce sera tou-
jours difficile ! » – et pour qu’ils me racontent
Claire Colin-Collin,
refaire la peinture
Claire Colin-Collin. Pépinière 19
(avec Jaemin Jang, Frédéric Messager
et Christophe Robe)
Domaine de Kerguéhennec, Bignan
Du 15 décembre 2019 au 1
er
mars 2020
FRANÇOIS JEUNE
Lors de notre visite avec Bénédicte
Hubert-Darboisdans tonatelieràKerguéhennec,
tunous as raconté ton choix, ausortir desBeaux-
Arts de Grenoble, de faire de la peinture, ce dont
les écoles d’art dissuadent souvent. Pourquoi
peindre aujourd’hui?
CLAIRE COLIN-COLLIN
La question «Pourquoi peindre
aujourd’hui ?» est aussi absurde que «Pourquoi
manger aujourd’hui ? » ou « Pourquoi dormir
aujourd’hui ? », ou plus précisément encore
« Pourquoi faire l’amour aujourd’hui ? ». Mais
elle est très destructrice. Dans les années
1990, elle ne se posait même pas : il y avait une
évidence que la peinture n’était plus dans le
champ. J’avais dix-sept ans à mon entrée aux
Beaux-Arts et le sentiment que les adultes
apprenaient à l’enfant que j’étais ce qu’était
l’art contemporain. Donc j’ai cessé de peindre,
pour prendre ce qu’on me donnait. Peindre était
tabou, sans aucun modèle auquel se référer. ça
a façonné ma façon de peindre, de devoir forcer
cette résistance de l’école. Mais malgré nous,
ça fait une génération de peintres qui ont du mal
à ne pas se défendre de peindre. Aujourd’hui,
cette censure est peut-être encore plus inté-
grée: la peinture qu’on voit est beaucoup du côté
de la reproduction d’images ; elle ne prend pas
vraiment le risque de peindre, de s’égarer, de
patauger dans la grande bouillasse.
Et tu as senti la nécessité de te choisir comme
« parrains » deux peintres contemporains.
Comment ont-ils réagi?Comment s’est construit
ton rapport avec l’histoire de la peinture?
En fait, ces deux peintres, je les ai contactés
très tard après l’école. J’ai mis très longtemps
à découvrir ma famille de peintres. Ma culture
de la peinture s’est finalement faite seule,
puisqu’on ne nous la donnait pas à l’école, qui
brandissait le modèle-repoussoir du peintre
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