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            Hergé
          
        
        
          Grand palais, Paris. Du 28 septembre 2016 au 15 janvier 2017
        
        
          Commissariat : Jérôme Neutres, Sophie Tchang
        
        
          Conseillère scientifique : Cécile Maisonneuve
        
        
          Par Emmanuel Daydé
        
        
          
            Les grandes illusions
          
        
        
          d’Hergé
        
        
          Trente ans après avoir célébré Hugo Pratt, le Grand Palais abolit toute distinc-
        
        
          tion entre « art majeur » et « art mineur » en convoquant sur ses cimaises l’art
        
        
          immense d’Hergé, dessinateur, peintre et collectionneur. Il est vrai qu’après
        
        
          250 millions d’albums vendus de par le monde, dans une centaine de langues,
        
        
          et plus d’un million d’euros atteint par une double planche du
        
        
          Sceptre d’Ottokar
        
        
          récemment cédée en ventes publiques par le chanteur Renaud, le dessinateur
        
        
          belge peut se targuer d’avoir changé l’esthétique du XX
        
        
          e
        
        
          siècle. Quelque chose
        
        
          en nous de Tintin.
        
        
          « Le (véritable) Trésor de Rackham le
        
        
          Rouge, écrit Michel Serres, les albums
        
        
          d’Hergé le déploient tout du long, exposé,
        
        
          détaillé en mille vrais petits tableaux de
        
        
          maître – moi aussi, je suis peintre ! – tail-
        
        
          lés comme rubis, sertis comme bijoux,
        
        
          ensemencés de manière inattendue parmi
        
        
          rivières et colliers de diamants ruisselant
        
        
          de récits haletants…» Il y a très certaine-
        
        
          ment un miracle Tintin. Car enfin, com-
        
        
          ment, après avoir traité la bande dessinée
        
        
          de «blague entre copains, à oublier dès le
        
        
          lendemain », Georges Remi, l’ancien boy-
        
        
          scout poussé sur le devant de la scène dans
        
        
          les années 1930 par les milieux de la droite
        
        
          catholique belge, a-t-il pu devenir le grand
        
        
          Hergé – le père, le fils et le saint-esprit de
        
        
          la bande dessinée européenne et de l’uni-
        
        
          versel Tintin? Comment ce
        
        
          
            ketje
          
        
        
          , ce gamin
        
        
          des rues de Bruxelles, a-t-il pu se hisser à
        
        
          la hauteur d’une œuvre romanesque et gra-
        
        
          phique immense – à laquelle il a d’ailleurs
        
        
          fini par consacrer sa vie : « On ne pense
        
        
          qu’à son œuvre, on ne vit que pour son
        
        
          œuvre : tout le reste est du temps perdu, du
        
        
          temps volé… Tintin, c’est moi, exactement
        
        
          comme Flaubert disait : “Madame Bovary,
        
        
          c’est moi !” Ce sont
        
        
          
            mes
          
        
        
          yeux,
        
        
          
            mes
          
        
        
          sens,
        
        
          
            mes
          
        
        
          tripes,
        
        
          
            mes
          
        
        
          poumons. » Alors, Hergé
        
        
          grand créateur du XX
        
        
          e
        
        
          siècle, au même titre
        
        
          que Picasso, Warhol ou Miró? Eh bien, oui,
        
        
          décidément, profondément, intensément.
        
        
          Ne serait-ce que parce que ma génération
        
        
          (et sans doute pour quelques autres avant
        
        
          et après) a appris à lire, à rire et à dessiner
        
        
          avec Tintin. Et qu’en redessinant le monde,
        
        
          Hergé a redessiné la face de l’art.
        
        
          Du travail
        
        
          d’horloger bénédictin
        
        
          Rien ne prédisposait Georges Remi à deve-
        
        
          nir célèbre en inversant ses initiales : R.
        
        
          G. Issu d’une famille catholique peu pra-
        
        
          tiquante, plutôt triste et peu encline à la
        
        
          lecture, le jeune garçon ne peut s’évader
        
        
          de son univers gris que dans l’imaginaire
        
        
          et le dessin. Le plus ancien retrouvé de lui,
        
        
          datant sans doute de ses 4 ans, montre un
        
        
          train qui passe devant une voiture à l’arrêt,
        
        
          avec un garde-barrière agitant des dra-
        
        
          peaux : déjà, dans ce passage éclair, tout
        
        
          est dit. Les scouts, à l’âge de 12 ans, lui
        
        
          Hergé.
        
        
          
            Les Aventures de Tintin – Le Crabe aux pinces d’or.
          
        
        
          1942, bleu de coloriage de l’illustration de couverture
        
        
          de l’album en couleurs aquarelle et gouache sur épreuve
        
        
          imprimée, 38,6 x 25,7 cm. Musée Hergé, Louvain-la-Neuve.