Venise, reflet du monde
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Dossier
versé à 31 ans par un train à un passage
à niveau, confinent à la folie. Si la petite
série de crânes, due à l’Afrikaner des Pays-
Bas Marlene Dumas, possède bien cette
« beauté terrible » qui est sa marque, elle
apparaît un peu trop dérivée des ultimes
autoportraits d’Hélène Schjerfbeck. Ce
qui n’est pas le cas des étranges paysages
irradiés et des scènes quotidiennes au réa-
lisme magique maladroit de l’Égyptienne
Inji Efflatoun, mise en prison par Nasser
pour ses convictions marxistes et fémi-
nistes, qui ne ressemblent à rien : Efflatoun
pourrait être à l’Égypte ce que Frida Kahlo
est au Mexique.
Mais si Marx est mort, ses disciples –
y compris ceux disparus récemment – n’en
continuent pas moins de nourrir le monde
d’aujourd’hui. C’est ce que veut démontrer
l’exposition de l’Arsenal, où se déploie
magistralement le « champ sensoriel de
différentes sortes : visuelle, somatique,
orale, sonore…» d’Enwezor, en une archi-
tecture dense et serrée. Tant pis si, par
contrecoup, cette «exposition en tant que
théâtre » occulte les espaces grandioses
de la Corderie, qui disparaissent dans un
labyrinthe où l’on craint, à chaque angle,
de croiser le Minotaure qui va nous dévo-
la Bible marxiste au rang de livre saint du
XX
e
siècle, Julien et Enwezor se livrent là à
l’adoration d’une parole qui s’est perdue,
autant dans cette ARENA clairsemée que
dans le monde.
Le Pavillon International n’en séduit pas
moins par la forte tenue de son propos,
servi par l’éclectisme de ses choix. Les
colonnes de valises empilées par Fabio
Mauri traduisent immédiatement l’état de
«
wanderer
» auquel la moitié de la planète
est réduite, et renvoient aux images tra-
giques des noyés de la Grande Dépression
que photographiait déjà Walker Evans en
Amérique. Cette dépression, on la retrouve
singulièrement incarnée dans la vidéo
gore
L’Homme qui tousse
de Boltanski (qui
date de 1969), où une monstrueuse créa-
ture à peine humaine vomit ses tripes et
son sang. Elle s’insinue aussi, de manière
plus douce mais tout aussi insistante, du
côté de peintures de petit format, qui sont
peut-être la meilleure surprise du Pavillon
International (de la même façon que les
peintures munchiennes d’Adrian Ghenie
vampirisent avec éclat le Pavillon roumain).
Face aux délicates miniatures d’un autre
Roumain, Victor Man, les toiles obsession-
nelles, cliniques et bleutées, d’une enfance
martyrisée du Japonais Tetsuya Ishida, ren-
Inji Efflatoun.
Workers
. 1975, huile sur toile. Courtesy de l’artiste et Biennale de Venise.