Revue Art Absolument N°90 - aperçu - page 7

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Dans la famille Morisot, si toutes les femmes ou
presque peignent (de la sœur Edma à la nièce Paule),
seule Berthe refuse d’être muse – même si elle pose
onze fois pour Manet et épouse son frère – pour se
revendiquer pleinement artiste. Certes, ses amis
impressionnistes l’intègrent dans leurs expositions,
Monet correspond avec elle et Renoir peint côte-à-
côte : les signes d’admiration ne cessent de se mul-
tiplier envers ses « clairs tableaux irisés, ici, exacts,
primesautiers » (Mallarmé). Pourtant, son œuvre
demeure jugé à l’aune des stéréotypes d’une pein-
ture dite « féminine », aussi charmante qu’inessen-
tielle. «Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu un homme
traitant une femme d’égale à égal, remarque-t-elle,
et c’est tout ce que j’aurais demandé, car je sais
que je les vaux. » Si Paul Valéry, qui épouse sa nièce
Jeannie, rend bien compte de la singularité de
Tante
Berthe
, qui «vit sa peinture et peint sa vie», on a peu
remarqué, trompés par la douceur mélancolique de
tons pastel, la véhémence de sa touche zigzagante,
l’expressionnisme de ses phosphorescents jeux de
lumière entre intérieur et extérieur et l’audace effré-
née de sa course contre le temps – que cet « ange
de l’inachevé » entame dans son recours insistant
au non-fini. Plus que les dessins du fonds d’arts
graphiques rassemblés un peu pêle-mêle, c’est le
rêve brisé des jeunes filles en chemise de Morisot qui
dialogue avec le plus d’acuité avec les nus féminins
balafrés à l’acrylique sur « la peur d’aimer trop »
par Tracey Emin, réunis au musée d’Orsay. Devenue
titulaire de la chaire de Dessin à la Royal Academy,
l’ancienne scandaleuse Young British Artist délivre
là un véritable hommage dessiné. À l’heure où la
FIAC invite la pointilliste japonaise Yayoi Kusama
(90 ans) à venir place Vendôme « élever son esprit
dans l’univers pour s’unir à l’éternel », la place des
femmes dans les arts ne semble plus devoir être
défendue. Le musée d’Orsay a néanmoins eu raison
de vouloir signaler par des cartels siglés « Femmes,
art et pouvoir » toutes les créatrices, critiques et
collectionneuses, de Julia Margaret Cameron à
Marie Bracquemond (« la plus intelligente élève
d’Ingres») – souvent restées dans l’ombre de ses col-
lections –, qui ont permis de gravir ce long chemin.
Après Berthe Morisot, d’autres femmes au début
du XX
e
siècle ont encore eu énormément de mal à
faire reconnaître leur travail. Les bouquets de fleurs
extasiés et multicolores sur des noirs profonds de
Séraphine Louis font d’elle un maître «naïf », à éga-
lité avec le Douanier Rousseau. Mais Séraphine ne
doit sa reconnaissance qu’à l’œil acéré de Wilhelm
Uhde, qui la révèle à la fin des années 1920 en tant
que « primitif moderne ». Devenue Notre-Dame-
des-Fleurs, la petite femme de chambre n’en sera
pas moins emportée par la folie et finira sa vie à
l’hôpital psychiatrique de Clermont-de-l’Oise. À
l’inverse, c’est une fois internée à l’asile de la Rosière
en Suisse en 1920 qu’Aloïse Corbaz commence à
édifier une cosmogonie peinte, cousue et dessinée
de grands personnages aux yeux bleus, qui vont
la rendre célèbre. Dubuffet la rencontre et l’intègre
dans ses collections d’art brut en 1947, tandis que
Delphine Seyrig la métamorphose en fer de lance
de l’antipsychiatrie, en interprétant son rôle dans
le film
Aloïse
de Liliane de Kermadec en 1975. La sin-
gularité des femmes rend leur art singulier. « L’art
contemporain d’aujourd’hui, c’est ce que je montre,
prétend la collectionneuse Cérès Franco (92 ans).
L’autre, l’art subventionné, c’est un art officiel. »
NI MUSES
NI SOUMISES
PAR EMMANUEL DAYDÉ
C’EST DELPHINE SEYRIG, INOUBLIABLE INTERPRÈTE DE RESNAIS, TRUFFAUT ET DEMY,
QUI FORGE L’EXPRESSIOND’«INSOUMUSE» EN FONDANT EN 1974 UNCOLLECTIF FÉMI-
NISTE DUMÊME NOMAVEC CAROLE ROUSSOPOULOS ET IOANAWIEDER. CAMÉRAAU
POING, LES TROIS
INSOUMUSES
RÉALISENT DES DOCUMENTAIRES PLEINS D’HUMOUR
ET DE RAGE, PAS DU TOUT SOBREMENT INTITULÉS
MASO ET MISO VONT EN BATEAU
OU
SOIS BELLE ET TAIS-TOI
– ET AUXQUELS LE LAM REND UN JUSTE HOMMAGE CET
ÉTÉ ENMÊME TEMPSQU’À ETEL ADNAN, QUI ADÛATTENDRE 87 ANS POURVOIR ÊTRE
CÉLÉBRÉE SA BRÛLANTE PETITE PEINTURE ICONIQUE À LA DOKUMENTA DE KASSEL.
NE RIEN FAIRE COMME LES AUTRES, MAIS FAIRE NÉANMOINS : TELLE POURRAIT ÊTRE
LA DÉFINITION DE L’INSOUMUSE.
Berthe Morisot.
Autoportrait
.
1885, huile sur toile, 61 x 50 cm.
Musée Marmottan-Monet, Paris.
LES ANTIMUSES
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