Art Absolument 86 - novembre/décembre 2018 - aperçu - page 28

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LIVRES
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VIVRE OU LIRE
En marge des foules agitées,
toujours, il y eut l’écrivain et ses
lecteurs. Voilà ce que dit Pascal
Dethurens dans son
Éloge du livre
.
Fantasmer sa vie, vivre à travers
les pages et s’éprouver en silence :
telle est la réalité de ceux qui,
comme l’Emma Bovary de Flaubert
ou le Julien Sorel de Stendhal,
n’atteignent l’absolu que dans la
lecture. C’est que l’immersion
fictionnelle se nourrit des attentes
qu’elle se crée, entretenant ainsi
l’illusion. À travers peintures et
morceaux de littérature, l’ouvrage
revient sur la figure d’un lecteur
parfois rêveur, d’autres fois médi-
tatif, toujours à part…
Schaeffer affirme que la fiction est en
permanence couplée avec les traces de
nos expériences réelles, au point qu’en
lisant, on perçoive toujours réalité vécue
et fiction projetée d’un même coup, par
l’effet d’un état mental scindé. Si donc le
lecteur se soustrait partiellement au réel,
Dethurens, qui le qualifie de « somnam-
bule perpétuel », rappelle tout de même
combien ces rêves peuvent être des expé-
riences intensément vécues: dans
Belle du
Seigneur
, l’Ariane de Cohen lit pour être
digne de s’entretenir avec Solal, l’expé-
rience solitaire redoublant d’ailleurs d’in-
térêt en ce qu’elle annonce un échange
réel. Et même si les lectrices de Picasso
sont fixes et inactives, on aurait tort de
penser qu’elles ne sont pas paisibles,
bienveillantes et apaisées. L’ouvrage traite
encore de la représentation de l’écrivain
en peinture, par le recours au symbole :
Marie Laurencin n’a besoin que d’un livre
peint entre les mains d’Apollinaire pour
faire de lui un écrivain dans son
Groupe
d’artistes
de 1908. Le même objet a l’effet
éblouissant du merveilleux à l’époque
médiévale : dans
Le Miracle de Fanjeaux
,
Fra Angelico brosse un livre stagnant dans
les airs comme par miracle, et rend ainsi
sonœuvre spectaculaire. Il renvoie encore
au recueillement énigmatique et retran-
ché chez Rembrandt, à l’inconcevable
dans
L’Homme de la rue
de Paul Delvaux
en 1940: affairé à son journal, l’homme n’a
pas même un regard pour la réalité de ces
corps qui s’offrent à lui, passant à côté
d’un monde d’amour à sa portée. Quoi
qu’il en soit, ce panorama rétrospectif de
notre vie de lecteurs est une vraie mise en
abyme de l’acte de se soustraire au monde
pour accéder à une réalité autre.
EN
Éloge du livre
.
Pascal Dethurens.
Hazan – 29,95 €
PAROLES D’HISTORIENS
– Éditée par
l’Institut National d’Histoire de l’Art
(INHA), la récente collection « Dits »
reprend, sous une forme courte, exposés
et discours prononcés par d’éminents
praticiens de la discipline. Après Alain
Schnapp observant chez Piranèse le
précurseur de l’étude archéologique et
Georges Didi-Huberman rappelant qu’une
bibliothèque est «une machine à inventer
des savoirs »,
La Maison du Sommeil
de
Jean-Claude Lebensztejn est une magis-
trale leçon de méthode. C’est aussi une
VIE DES MURS
– Depuis 2010 et la publi-
cation de
Face aux murs
, monographie de
Ernest Pignon-Ernest, l’artiste affichant ses
figures à même la rue s’est notamment vu
investir l’ancienne prison de Lyon ou coller
sa vision dessinée de Pasolini dans les rues
de Rome à Naples, des travaux intégrés à
cette nouvelle édition. De fait, ses des-
sins de corps grandeur nature, convoquant
la mémoire des lieux où il les maroufle,
métamorphose l’espace public en espace
plastique. Resituées dans leur contexte
et commentées par une cinquantaine
d’écrivains, journalistes, philosophes ou
artistes,
Face aux murs
part sur les traces
des œuvres éphémères d’Ernest Pignon-
Ernest depuis près de cinquante ans.
CB
Ernest Pignon-Ernest.
Face aux murs
.
Ouvrage Collectif. Delpire – 30 €
belle spéculation sur la nature prêtée aux
songes, dont le point de départ est la
comparaison entre un dessin préparatoire
de Taddeo Zuccaro (1562) et la peinture à
fresque du médaillon qui en découle dans
la chambre d’été du cardinal Alexandre
Farnèse à Caprarola, jalons où l’historien
attentif décèle l’escamotage d’un motif
érotique. Dans un autre opus, l’actuel direc-
teur de la bibliothèque Mazarine, Yann
Sordet, se fait le lecteur du
Bibliothécaire
,
tableau d’Arcimboldo dont il déroule la
qualité d’énigme.
Tom Laurent
La Maison du Sommeil
. Jean-Claude Lebensztejn /
Apparition et disparition du bibliothécaire. Une lecture d’Arcimboldo
.
Yann Sordet. INHA, Coll. «Dits» – 7 € chaque volume
« Tout lecteur est à la ressemblance de
Don Quichotte […] il place du réel là où
il n’y a que de l’image, s’interdisant ainsi
tout accès au sens, s’enferrant dans le
territoire de l’errance, se séquestrant
dans la geôle de l’insignifiant, éternel
prisonnier de la caverne des ombres »,
écrit Pascal Dethurens. Et si l’allégorie
platonicienne de l’ignorance lui fait écho,
toute la pensée sur la dichotomie fic-
tion/réalité tend encore à l’accréditer :
1...,18,19,20,21,22,23,24,25,26,27 29,30
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