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L’œil de
élogede l’esprit
Entretien avec Pascal Amel
S’il est principalement reconnu pour ses études sémiotiques et littéraires, Tzvetan
Todorov a également livré plusieurs textes sur l’art, selon une approche replaçant
les œuvres dans des dynamiques d’ordre culturel. Son intérêt pour la peinture
des Flandres puis celle des Lumières rejoint l’un de ses profonds attachements :
la construction d’une société démocratique.
PascalAmel
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Vous êtes célèbre pour vos travaux
sur le structuralisme littéraire, le symbole,
le signe, et aussi pour votre grand intérêt
pour l’art – en particulier la peinture fla-
mande et celle des Lumières. Pourquoi la
peinture est-elle un champ privilégié de
votre analyse de l’image? Goût de l’esthé-
tique ? L’image peinte comme révélation
d’un sens non encore dit par les mots ?
TzvetanTodorov
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Célèbre est un grandmot, mais il
est vrai que, au cours des premières années
qui ont suivi mon arrivée en France, en 1963,
à l’âge de 24 ans, je me passionnais pour
l’étude des structures littéraires et pour
la théorie des signes, dite aussi sémio-
tique. Cette orientation, me semble-t-il
aujourd’hui, était une réaction à l’encadre-
ment et à l’enseignement que j’avais subis
pendant ma scolarité dans mon pays natal,
la Bulgarie. Sous le régime communiste,
qui voulait contrôler la totalité de l’exis-
tence de ses citoyens, toute activité intel-
lectuelle devait être soumise à l’idéologie
officielle, une version dogmatique et rigide
du marxisme-léninisme. Je m’intéressais
à la littérature, or les études littéraires se
pratiquaient alors comme une démonstra-
tion, où les œuvres tiraient leur qualité de
la conformité aux dogmes officiels. Pour
échapper à cette manière de pratiquer ma
profession, je me cantonnais à l’étude des
aspects purement matériels des œuvres,
ceux qui n’avaient aucun rapport avec les
impératifs politiques – aux formes de l’ex-
pression verbale, aux techniques narratives.
Arrivé en France, dans un premier temps je
continuais sur la même lancée.
Je connaissais plusieurs peintres dans mon
entourage un peu bohème à Sofia, et aussi
parmi les amis de mes parents. Mais mon
premier contact intense avec la peinture, je
l’ai vécu à l’âge de vingt ans, quand j’ai fait
un voyage privé en Union soviétique et que
j’ai visité les musées russes, en particulier
ceux consacrés à l’art occidental : le musée
Pouchkine à Moscou et celui de l’Ermitage
à Saint-Pétersbourg – qui s’appelait alors
Leningrad. Ces collections, on le sait, sont
remarquables. J’avais été particulièrement
frappé par les tableaux de Gauguin, jamais
aperçus auparavant, j’ai écrit alors un petit
texte sur ce peintre. Je ne sais plus de quoi
il parlait, en tout cas certainement pas de
son rapport à l’esthétique officielle, ni des
caractéristiques formelles de ses œuvres.
Une fois installé en France, je continuais à
fréquenter des peintres vivants d’une part,
et d’autre part les musées et les exposi-
tions, mais l’idée de réfléchir et d’écrire
là-dessus ne me traversait pas l’esprit.
Cependant, mon rapport aux œuvres chan-
geait. Il n’y avait plus d’idéologie imposée
par la force dans le monde que j’habitais,
progressivement, j’oubliais les limitations
que je m’étais imposées, je m’ouvrais aux
domaines naguère interdits. Je trouvais
particulièrement intéressante l’enquête
sur les idées et les valeurs qui s’exprimait
dans les textes, littéraires ou non, pas tant
sous forme de sentences qui y figureraient
que portée par tous les éléments de leur
construction. Et c’est dans cette perspec-
tive que je me suis tourné pour la première
fois vers l’analyse des œuvres picturales.
Tzvetan Todorov,