|
texte |
note d’atelier
|
entretien
|
esthétique
|
domaine public
|
bibliothèque
|
page
10
(
artabsolument
)
no 6 • automne 2003
amoureux de la jeune veuve, la Belle Parisienne aux
enfants princièrement élevés par un domestique chinois et
une servante noire. Outre les couleurs vives et le climat de
ce pays délicieux où il ne pleut jamais
, les saints poly-
chromes des églises baroques, il se souviendra, sa vie
durant, de la splendeur effrayante des statuettes et des
céramiques des Indiens pré-inca que son grand-oncle,
assisté de sa mère, collectionnent autant par jeu que par
goût de la provocation.
1854, fin du conte de fées, fin sans doute dramatique
d’une liaison devenue par trop scandaleuse entre un
octogénaire et sa très troublante nièce, la veuve rentre
en France, d’abord à Orléans, chez le grand-père
Gauguin, puis, à la mort de ce dernier, à Paris, où elle
exerce la modeste profession de couturière. Différent,
autre, le jeune Inca s’ennuie : pendant dix ans, ce sont
les contraintes grises et routinières d’un écolier de pro-
vince, puis d’un adolescent de l’École navale de Paris
qui, sous la fière allure d’hidalgo, sous la carapace d’or-
gueil,
a contrario
de la distance critique et de l’ironie
mordante – ses plus fidèles alliées –, a comme dérivatif
nostalgique de se remémorer le paradis exotique de
son enfance, cet ailleurs mythique où se mêlent l’inten-
sité des sensations et les très vives émotions. Masculin,
féminin : bravache, dur, énergique vu de l’extérieur ;
passif, rêveur, vulnérable en son for intérieur.
1865, fin de la morne scolarité, la toujours séduisante
Aline a une liaison amoureuse avec Gustave Arosa,
riche Parisien d’origine sud-américaine, amateur d’art
et qui collectionne, lui, des peintures contemporaines.
Paul a dix-sept ans, l’âge où pulsion est si vive qu’elle en
devient blessante, l’âge des interrogations politiques et
métaphysiques : autodidacte en art, il fréquente le
Louvre, se surprend à admirer et à comparer les Égyp-
tiens, les Grecs, Holbein, Ingres, Courbet, Delacroix –
faute sans doute d’en avoir une révélation suffisante, lui
qui se sent si profus, si multiple, si contradictoire, sa
vocation ne s’affirme pas sur-le-champ ; néanmoins,
il y reconnaît non seulement une part de lui-mêmemais
une part de cette autre réalité à laquelle il ne cesse
d’aspirer. Il s’engage comme matelot dans la marine
marchande. Devient élève officier : joue de la mando-
line, connaît les bordels des ports, boit plus que de rai-
son, roule son interlocuteur dans la farine, bref, devient
ce qu’il est convenu d’appeler un homme. Puis alors
qu’il est second lieutenant, Alinemeurt, il l’apprend lors
d’une escale en Inde, mais pour lui, qui a décidé depuis
belle lurette de ne plus souffrir, de ne plus dépendre de
l’affect qui l’amoindrit et le paralyse, ce n’est qu’un au
revoir, il pressent déjà que la mort est un leurre ou, tout
du moins, que tout dépend de la civilisation, du système
de valeurs, de l’époque, de la croyance.
Retour à la terre ferme : de 1872 à 1882, avec l’aide de
Gustave Arosa, il devient agent de change à la Bourse,
cossu employé de banque, mari de Mette Gad (une jeune
Danoise de la bonne société), père de famille comblé (cinq
enfants dont Aline, qui sera évidemment la préférée), col-
lectionneur de tableaux (Manet, Renoir, Cézanne,
Jongkind…), peintre du dimanche conseillé par Pissaro le
bon et Degas le bougon; finit par exposer avec ses amis
qu’on appelle depuis peu Impressionnistes, artistes
talentueux mais fauchés puisque encore sans grand
renom, qu’il invite dans les cafés et les restaurants
bohèmes, voire aide financièrement en achetant dès que
faire se peut l’une de leursœuvres; puis, dès 1883, peintre
tout court lorsque, à ses risques et périls et au grand dam
de Mette, il décide de quitter son emploi pour se consa-
crer exclusivement à sa passion, non sans penser, à tort
(il est bien plus naïf qu’il ne l’imagine), que son expérience
de banquier, sa connaissance des milieux huppés, ses
relations artistiques, lui permettront de survivre malgré
le fait de s’inscrire dans l’orbe d’un mouvement alors
révolutionnaire. Deux ans plus tard, au vu de
la conspira-
tion des imbéciles
et l’absence de rentrée d’argent,
écœuré, solitaire (Mette et les enfants l’ont quitté pour
Copenhague), il désespère aupoint de vouloir en finir avec
sa propre vie, comme cela lui arrive ordinairement lors-
qu’une contrariété trop vive le saisit, avant de cracher son
venin contre le sempiternel petit milieu de l’art parisien
qu’il décide de fuir – il ne sait pas que c’est sa chance, que,
perdu pour perdu, il lui reste la consolation de se radicali-
ser, le baume de se découvrir soi-même.
1886, départ pour l’arrière-pays inconnu de la
Bretagne, à quelques kilomètres de l’Atlantique, dans
un petit bourg où, hormis les habitants encore primiti-
vement attachés à leurs traditions, seuls quelques
peintres hurluberlus d’origine française et étrangère
(surtout anglo-saxonne) résident en été. C’est l’aven-
ture de Pont-Aven et de la plage du Pouldu où
la vie est
infiniment plus simple et moins chère qu’à Paris
.
Auréolé de sa quasi-appartenance à ce qui est consi-
déré comme l’avant-garde impressionniste, de son
intérêt pour l’estampe japonaise et les arts décoratifs
aux confins de l’artisanat, Gauguin, indépendant mais
sociable, exigeant mais hédoniste, se révèle comme
maître à penser de jeunes disciples (il a déjà trente-
huit ans et préfère ceux qui en ont vingt, Émile Bernard,
Paul Sérusier, Meyer Van der Haan, Charles Laval, il
les préfère parce qu’ils sont à la fois plus intransi-
geants et plus malléables), devient le chef de file de la
toute nouvelle école symboliste pour qui l’idée – la sim-
plification de la forme, la couleur subjective, l’élément
décoratif – doit primer sur la volonté de reproduire
objectivement la réalité :
Ne copiez pas trop d’après la
1,2,3,4 6,7,8,9,10,11,12,13,14,15,...20