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page
76
(
artabsolument
)
no 6 • automne 2003
L’essayiste et romancier Jean-louis Baudry, dont l’œuvre entretient notamment des rapports
avec celles de Marcel Proust et d’Édouard Vuillard, nous fait entrer dans l’“intimité” des
peintures de l’artiste.
Texte
intime intérieur
Jean-Louis Baudry
Il nous est arrivé, feuilletant un livre d’art ou passant
distraitement par les salles d’un musée, d’être arrêtés
soudain par un tableau et, avant même de discerner ce
qui nous avait frappés, d’avoir à reconnaître que nous
étions chez nous. Cette impression d’être chez soi,
alors que chez soi on l’est si peu, est si puissante et
décisive qu’on n’est pas près d’oublier le ou les peintres
qui nous l’ont imposée. Et comme la plupart de leurs
œuvres ont le pouvoir de la reproduire, on devine qu’on
la doit, plus qu’au sujet, à leur manière de peindre, à
leur main, à ce qui se transmet d’eux sur une toile.
Oui, ces tableaux nous évoquent un lieu familier
quoique peu défini. Ils ont pour nous l’irremplaçable
mérite de nous figurer cela même qui, avant de les
avoir vus, ne se représentait pas, n’était qu’à peine
imaginé. De sorte que si l’on est en droit de se dire
“c’est là que j’ai vécu”, il faudrait aussitôt ajouter, pour
être plus véridique, “mais avant d’être né”, afin d’indi-
quer que cette impression d’être chez soi ne tient pas
seulement à un monde qui nous serait familier, mais
qu’elle porte en elle quelque chose d’intemporel.
Il est vrai que si tant de tableaux de Vuillard m’ont
donné le sentiment d’être chez moi, ce pouvait être
aussi qu’ils réveillaient
comme le souvenir
de l’envi-
ronnement familier que mes grands-mères avaient
transporté avec elles jusqu’au seuil de ma propre vie.
Si je reconnaissais en eux ce quelque chose d’un
monde où j’avais vécu avant de naître, c’est que
Vuillard avait peint avec ce monde un peu plus que seu-
lement ce monde. Disons qu’il avait saisi en même
temps et l’immédiateté de sa présence et l’image qu’il
laisserait une fois disparu. Ou, pour l’exprimer autre-
ment, ce qu’il peint est ce qui est présent à notre vue,
immédiatement saisissable par nos yeux, mais à
condition qu’au même instant nous les fermions. Il
donne à voir et la chose elle-même et déjà son souve-
nir. Au lieu de peindre la chose, Vuillard en peint déjà la
persistance. D’où l’embarras des critiques qui tour-
nent sans oser l’affirmer mais sans pourtant s’en pas-
ser autour d’un “réalisme” de Vuillard. C’est qu’on
discerne bien que ces figures, ces objets, ne sont pas
ceux que l’invention, que l’imagination reconstruisent,
mais qu’ils ne sont pas non plus ceux que nos sens
nous font connaître. Serait-il excessif de dire qu’à
toutes les périodes, même à celle plus tardive où il fait
les portraits des personnes de la “bonne société”,
Vuillard continue de peindre ce qui s’offrait à ses yeux
d’enfant et avec la patience de l’enfant qui, à son réveil,
tente de saisir l’insistance en lui de la vie en suivant des
yeux le dessin de chaque motif indéfiniment répété du
papier peint de la chambre où il a dormi. L’enfant ne
cesse de rêver les yeux ouverts à la présence de la vie
et au temps qui n’en finit pas comme un sang incolore
de circuler en elle, s’incarnant, prenant par exemple
l’aspect de ces femmes penchées sur leur ouvrage,
absorbées des jours durant par leurs travaux d’ai-
guille. Et c’est encore l’enfant dans le peintre qui a élu
dans les jardins publics les femmes réunies pour sur-
veiller et papoter comme le centre autour duquel,
selon sa témérité, il décrivait jadis les cercles plus
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