|
texte
|
note d’atelier
|
entretien
|
esthétique |
domaine public
|
bibliothèque
|
page
50
(
artabsolument
)
no 6 • automne 2003
une langue que Gauguin pratique mal – et opposés aux
Français. Cette barrière de la langue le détourne éga-
lement de la communauté anglo-saxonne qui possède
pourtant les récits des premiers voyageurs.
Confronté à une vision fragmentaire de l’art tahitien,
Gauguin semet à réinventer le passé à partir de sources
écrites. En 1892, il peut lire l’“
État de la société
Tahitienne à l’arrivée des Européens
”, basé sur le
recueil, en 1855, de récits de vieux chefs tahitiens par
l’officier demarine Edmond Bovis. Mais ce sont les deux
volumes du
Voyage aux îles du grand océan
de Jacques-
Antoine Moerenhout (1837) qui captivent le peintre. Ce
marchand belge devenu consul de France y reconstitue
d’une manière à la fois fantaisiste et poétique la culture
tahitienne disparue. Dans son ouvrage illustré,
Ancien
culte mahorie
, Gauguin recopie les passages de
Moerenhout qui décrivent la société des Arioi et son lien
avec le culte d’Oro, dieu de la guerre et de la fertilité,
célébré dans des pantomimes lascifs rejouant la
Création. Gauguin s’approprie également le panthéon
tahitien. Il en retient Ta’aroa le dieu créateur, Hina,
déesse associée à la lune et la féminité féconde, Te Fatu,
dieu de la terre, et décline les généalogies divines. Il
place Hina au centre de ses représentations, comme
symbole cyclique, source de vie et de renaissance, et lui
associe la figure antithétique de Te Fatu, qui incarne
pour lui la disparition de la culture tahitienne
(2)
.
Pourtant, aucun de ces dieux n’a d’image dans ces
textes modernes, ni même de représentation individua-
lisée dans l’art traditionnel
(3)
. Ainsi,
quand Gauguin leur donnera corps dans
ses œuvres, c’est grâce à son sens de
l’observation et son imagination fertile.
Le répertoire iconographique des îles
Marquises est une source d’inspiration
féconde pour ce travail de reconstitution.
Du point du vue du sens, cet art mêle
pour lui le raffinement et la férocité de
l’ancienne haute société polynésienne.
Alors qu’il n’était encore qu’à Paris, il
possédait déjà la photographie d’un
guerrier marquisien, jambes tatouées et
tenant un casse-tête
U’u
. Une image
fabriquée en studio qui symbolisait,
pour l’Occident, la réputation cannibale
des guerriers océaniens. À Tahiti, des
objets importés pour le commerce ou
ramenés par des gendarmes lui permettent d’étudier
de visu
ce “sens inouï de la décoration” qu’il admire.
Dès lors, les emprunts marquisiens s’immiscent sur
tous les supports.
Cette influence est présente dans les idoles que des-
sine ou sculpte Gauguin, imitant les attitudes hiéra-
tiques ou la forme des mains et des yeux de
Tiki
–
premier homme et divinité –, figure phare de l’art mar-
quisien. Au gré de son imagination, certains ornements
sont déformés ou agrandis. Les frottages d’objets gra-
vés servent d’illustration à ses écrits. Par provoca-
Éventail (détail).
Polynésie
française,
îles Marquises,
fibre de bois.
Musée
du Quai-Branly.
Éventail
(ensemble).
Polynésie
française,
îles Marquises,
fibre de bois.
Musée
du Quai-Branly.
Artiste et ethnographe
>