| édito |
(
artabsolument
)
no 6 • automne 2003 page
7
L’Ailleurs et l’Intime
Les deux expositions phares de la rentrée, Gauguin à
Tahiti et la rétrospective Vuillard forment un étonnant
paradigme. L’un, mi-prophète mi-aventurier à la
recherche d’une plus grande authenticité, d’un temps
d’avant le temps, d’une origine d’avant l’origine, largue
les amarres pour les Antipodes afin d’inventer une
nouvelle peinture charnelle, vitale, onirique et sacrée ;
l’autre, son disciple en matière de symbolisme, c’est-
à-dire « préférant l’idée à la représentation objective
de la réalité », choisit de représenter des sujets d’une
grande banalité – scènes d’intérieur, réunions de
famille, jeux d’enfants, portraits – tout en déployant
une succession d’inventions formelles. Lorsque l’in-
tensité et la quête de soi sont au rendez-vous, qu’im-
porte le thème ou le sujet choisi.
Le plus déroutant, c’est que de ces deux figures
antinomiques de l’Ailleurs et de l’Intime émergent
un certain nombre de points communs qui en font
d’authentiques novateurs.
La fascination de Gauguin pour une autre civilisation, sa
capacité à intégrer les thèmes et lesmotifs de l’art maori
ou polynésien dans sonœuvre, n’en fait pas seulement le
pionnier du primitivisme : elle nous prouve que, bien que
nous soyons différents, singuliers – irréductibles – ce qui
nous est apparemment étranger est parfois l’une des
parts de nous-même que nous ignorions jusque-là,
comme la concrétisation de l’un des potentiels
humains – un
local absolu
.
L’introspection de Vuillard, sa capacité à rendre compte
de scènes familières à travers le filtre du souvenir de la
perception de l’enfance, la sensibilité extrême aux
matières et aux affects qui caractérisent le très jeune âge,
les cadrages insolites, l’intensité chromatique, nous per-
mettent non seulement de reconnaître ce que nous igno-
rons avoir puéprouvermais surtout nousmontrent que ce
qui est banal, habituel, insignifiant, peut générer de l’in-
connu, voire une inquiétante ou enchanteresse étrangeté.
Dans les deux cas, il s’agit évidemment d’aller suffi-
samment loin (en soi ou vers l’autre) pour être dérouté
et découvrir une nouvelle contrée (intérieure ou exté-
rieure). Dans les deux cas il s’agit de concrétiser la
vision d’un autre monde, voire d’un outre monde. Dans
les deux cas, l’Ailleurs et l’Intime n’auront été que deux
concepts ou deux expériences perceptives dont la
quête essentielle aura été non seulement de mieux se
connaître mais de créer ce qui ne l’avait jamais été.
(art absolument)
Éditorial
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