Art Absolument 94 - octobre/novembre 2020 - Aperçu - page 4

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CHRONIQUE
CARNETS DE ROUTE
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Dans les derniers kilomètres, la petite route qui y conduit ser-
pente joliment sur un plateau vallonné du versant sud-est de
la vallée de la Brévenne. Tout à l’opposé de ce qui se découvre
à vos yeux dès lors que vous avez franchi le grand portail en
pierre et que surgit au bout d’une belle allée d’arbres l’impo-
sante bâtisse construite par Le Corbusier. Accueilli et guidé
par le frère Marc Chauveau, la découverte du couvent de La
Tourette est un rare moment d’esprit et d’émotion esthétique.
La parole du grand architecte que celui-ci ne tarde pas à
citer d’emblée en donne toute la mesure : «Quand une œuvre
est à son maximum de proportion, d’équilibre et d’harmonie,
le bâtiment se met à rayonner de lui-même. J’appelle cela
l’espace indicible. »
Conçu comme une maison d’études, destinée à la formation
des frères de l’Ordre de saint Dominique, le couvent de La
Tourette, dont les plans ont été commencés en 1953, est défi-
nitivement réalisé en 1960. Cinq ans avant la mort de son
auteur. S’il a nécessité huit années de travail minutieux, c’est
que Le Corbusier s’y est totalement investi, comme il l’a dit
lui-même : «Je suis venu sur les lieux. J’ai pris mon carnet de
dessin comme d’habitude. J’ai dessiné la route, les horizons,
j’ai mis l’orientation du soleil, j’ai reniflé la topographie. J’ai
décidé la place où ce serait, car la place n’était pas fixée du
tout… Le premier geste à faire, c’est le choix, la nature de
l’emplacement et ensuite la nature de la composition qu’on
fera dans ces conditions…»
Le résultat est prodigieux. Le couvent de La Tourette est un
pur chef-d’œuvre, peut-être le plus abouti de toute l’œuvre
de l’architecte. Un chef-d’œuvre de rigueur géométrique,
de composition de lignes, de points et d’angles de vue, de
matérialité de béton brut, de captation de la lumière natu-
relle, de rapport entre le dehors et le dedans. Une magnifique
bâtisse construite entre terre et ciel, à fleur léger de colline,
qui décline pilotis, toit-terrasse, canons à lumière, atrium, cel-
lules, salles de cours, bibliothèque, oratoire, église, sacristie,
crypte… en un tout paradoxalement divers et unifié. «À son
maximum de proportion, d’équilibre et d’harmonie », disait
Le Corbusier. Le couvent en est une magistrale illustration.
Tout en même temps, il s’offre à voir comme un incroyable
dédale d’espaces qui multiplie les jeux de construction, les
effets d’ombre et de lumière, de transparence et de clôture,
la monochromie du béton et différents plans colorés. Du
Mondrian en 3D. C’est un lieu inspirant et inspiré, propice
au silence et à la réflexion, qui compte par ailleurs une activité
de réception et d’hôtellerie ainsi qu’une programmation d’art
contemporain dont frère Marc est l’ordonnateur. Depuis plus
de dix ans, François Morellet, Alan Charlton, Anne et Patrick
Poirier, Philippe Favier, Anish Kapoor, Anselm Kiefer en ont
été tour à tour, parmi d’autres, les heureux hôtes.
Pour prendre toute la mesure de l’invention plastique et archi-
tecturale de Le Corbusier, suivez le guide qui vous précède
vers l’église pour aller ouvrir la grande porte alors que vous
descendez la pente douce qui y conduit. Comme il la fait
lentement pivoter sur un axe médian, elle délivre peu à peu,
à l’intérieur, une bande horizontale lumineuse rouge qui vient
former avec le montant vertical de la porte, vue de profil,
une imposante croix inattendue. Et ainsi, de découverte en
découverte…
Philippe Piguet
La Tourette,
un couvent comme un chef-d’œuvre
Vue du couvent de La Tourette, Éveux. Architecte : Le Corbusier.
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