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Vivre et créer
en Guadeloupe
En 2009, les crises touchant les économies insulaires entraînent une longue grève générale, paralysant
la Guadeloupe. Dans le même temps, la création d’événements artistiques vient ébaucher une réponse au
sentiment partagé de ne pas être pleinement inclus par la métropole. Créé par l’association Frère Independent,
Pool Art Fair, qui fête en 2019 ses dix ans, en fait partie, affirmant la singularité culturelle du paysage artistique
en Guadeloupe, en sympathie avec la pensée d’Édouard Glissant, pour qui « la créolisation est une façon de se
transformer de façon continue sans se perdre».
Adad Hannah.
The Raft of the Medusa (Saint-Louis) Video 2.
2016, vidéo HD, 7 min 58.
Production en coopération avec de la communauté
de Saint-Louis, Sénégal.
Cédrick Isham.
Série
Bodlanmè
.
2015, tirage contrecollé sur aluminium, 60 x 80 cm.
Courtesy de l’artiste.
PAR CARLA BECCARIA
de blanchiment de la peau, tandis qu’au-
trefois cette décoloration était le signe
tangible des classes ouvrières travaillant
dans l’industrie du
jeans
. Avec quelque
50 artistes, Pool Art Fair cultive cette
esthétique du divers, où des œuvres
embrassant culture enfouie et ouverture
au monde côtoient des démarches plus
sociétales. Sélectionné en 2018 par la Cité
Internationale des Arts à Paris, le jeune
photographe Cédrick Isham s’est donc
attelé à photographier les Guadeloupéens
résidant enmétropole. Examinant l’impact
historique et culturel d’initiatives telles
que le Bumidom – organisme créé en
1963 pour faire venir les Domiens dans
l’Hexagone –, sa série sur les combats de
coqs, répandus dans l’arc caraïbe entier,
comme celle sur les bonheurs simples de
jeux de plage à Good Hope, petit village de
Dominique, disent également une certaine
réalité sociale antillaise
.
Si en dépit de la qualité de leurs produc-
tions, ces artistes ne bénéficient que de
peu de reconnaissance en dehors de leur
île, l’inauguration en 2015 du Mémorial
ACTe constitue un pas en avant. Et pour-
rait aussi contribuer à pallier l’enclave-
Dix ans après leur coup d’essai, les orga-
nisateurs de Pool Art Fair ont choisi le
Canada comme pays invité, après Haïti
en 2017 et la France l’année dernière.
Bénédicte Ramade, directrice artistique
de cette édition, a bien vu certains liens
qui unissent les insulaires et les autoch-
tones au Canada, conviant galeristes et
artistes venus du Nord à en discuter le
temps de la foire. Emmené par la galerie
montréalaise Pierre-François Ouellette
Art Contemporain, le vaste projet de
tableau vidéo mené par Adad Hannah
lors d’une résidence à Saint-Louis du
Sénégal en 2016 y a donc trouvé un fort
écho. Inspiré par le récit du naufrage de
la
Méduse
au large de Saint-Louis en
1816 et son immortalisation quasi immé-
diate par la grande peinture de Géricault,
Hannah en projette le dramaturgie puis-
sante dans l’espace vidéo, entre tableau
vivant et réappropriation de l’histoire
coloniale. Rejoué par des étudiants d’une
petite communauté de Colombie britan-
nique – et donc blancs pour la plupart –
dans une première version en 2009,
The
Raft of the Medusa (Saint-Louis)
l’a vu
s’entourer des villageois de N’Guar pour
construire sur place l’ensemble du décor
et rejouer le désastre des colons d’alors.
Résonnant également dans le contexte
guadeloupéen, une conférence exami-
nait le cas de Kent Monkman, artiste
contemporain d’ascendance crie – et
donc membre de cette nation première
du nord du Manitoba – et irlandaise revi-
sitant l’histoire du Canada dans sa pein-
ture pop et ironique, jusqu’à se créer un
alter ego
queer
et loufoque, Miss Chief
Eagle Testickle. Manière d’introduire
par l’exemple aux questionnements sur
la place des artistes autochtones, la
reconquête en cours de leur histoire et le
processus de reconstruction identitaire –
à la fois critique et réconciliatrice – qui
transparaissent chez un certain nombre
d’artistes nés aux Antilles.
Après avoir repris d’une écriture rageuse
les discours du 11-Septembre de Ben
Laden et Bush côte à côte comme une
fresquemurale, ThierryAlet mêle dans ses
aquarelles acides animaux et chimères,
hybridations caraïbes et figurations per-
sonnelles sur les mythes qui traversent
le monde. Fondateur de la foire, il est ainsi
activement engagé dans Art Ruche, un
espace d’exposition dédié à l’art contem-
porain à Pointe-à-Pitre. Avec sa série de
dessins
Lespwineg
, Jérôme Sainte-Luce
s’inscrit pour part dans cette figuration
où la flore et la faune insulaires rejoignent
l’humain, en exhumant la culture amérin-
dienne, élément fédérateur de l’histoire
et du patrimoine caribéen. Habdaphaï,
artiste martiniquais, expose pour sa part
des installations composées de modules
de barbies grimées, se réappropriant ces
ambassadrices de toutes les cultures, et
de
jeans
délavés et tailladés. Sur une île où
les termes «black», «nègre», «mulâtre»
ou même «chabin» sonnent comme un
écho pas si lointain, ses œuvres, intitulées
La Peau sauvée
pour reprendre l’expres-
sion créole désignant la promotion sociale
par le métissage, abordent le phénomène