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CHANGER NOTRE REGARD
SUR LE MONDE
JULIE CRENN,
Vous êtes actuellement commissaire invi-
tée de l’exposition
Tous, des sang-mêlés
au
Mac/Val, qui condense l’essentiel de vos
recherches.
L’invitation vient de Frank Lamy, le chargé
des expositions temporaires du musée.
Nous nous connaissons depuis trois ans
et nos recherches portent sur des champs
similaires : le genre, l’identité, l’histoire, la
mémoire. Il souhaitait organiser une expo-
sition sur la migration et l’identité ; nous
en avons longuement discuté avant qu’il ne
décide de m’intégrer au projet. Avec cette
exposition, nous abordons la question des
identités de manière performative, comme
concept en construction. Nous voulions
absolument nous détacher d’une vision
essentialiste des choses. Progressivement,
l’histoire est apparue comme une colonne
vertébrale de l’exposition : la manière dont
on l’écrit, dont on la traduit ; qui l’écrit et
pour qui. Il y a aujourd’hui un discours auto-
En 2017, travailler sur le genre, l’identité et les relations postcoloniales n’est
malheureusement pas un acte anodin en France. Pour Julie Crenn, la vocation
est née en découvrant le travail de Frida Kahlo puis en conduisant une thèse
sur l’art textile contemporain sous ces différents prismes. Depuis, son atta-
chement à ces thèmes ne s’est pas démenti.
ENTRETIEN AVEC CLÉMENT THIBAULT
ritaire, très figé aussi. Pourtant, l’histoire
peut être réécrite, de manière factuelle,
d’un point de vue personnel, etc. Pour expri-
mer cela, il était important qu’un maximum
d’aires culturelles soit représenté dans
l’exposition – pas toutes, impossible pour
des raisons budgétaires. Nous voulions
casser l’idée d’universel. L’universel existe,
mais au travers des structures de pouvoir,
de l’impérialisme…
Notre vision de l’histoire change-t-elle?
Les études postcoloniales ont fait beaucoup
de bien. Depuis les années 1990, on assiste à
une déconstruction du récit historique, à un
renversement des points de vue. Les artistes
utilisent depuis longtemps cette alternative
du point de vue, par rapport au colonialisme,
à l’impérialisme, souvent à partir d’expé-
riences personnelles, desquelles ils tirent
des réflexions collectives. Après, certaines
questions n’évoluent pas – l’Algérie, la col-
laboration. Il reste des trous noirs.
Le commissaire d’exposition a-t-il une
responsabilité politique?
J’agis d’abord en tant que citoyenne. Après,
être commissaire, c’est s’exprimer. En
tant que visiteuse, il y a un ras-le-bol de
ne voir que des hommes. Je suis toujours
en train de compter, c’est une mauvaise
manie. Souvent, dans une exposition, on ne
trouve même pas 20 % de femmes. Dans le
même temps, dans les écoles d’art, il y a
65 % d’étudiantes. En visitant les ateliers,
je vois aussi beaucoup de femmes qui en
bavent, qui ne peuvent pas travailler dans
de bonnes conditions.