 
          
            73
          
        
        
          
            Art en scène
          
        
        
          part musicale de l’opéra vient avant et est
        
        
          plus importante que les paroles. Il y a aussi
        
        
          chez moi un désir assez simplet et assez
        
        
          instinctif de donner des émotions, sans for-
        
        
          cément élaborer un travail sur la théorie de
        
        
          l’art. J’espère toujours pouvoir toucher les
        
        
          gens d’une manière assez directe, surtout
        
        
          s’ils ne savent pas que je suis un artiste
        
        
          contemporain. Je veux que chacun s’y
        
        
          reconnaisse plus ou moins. Un autre élé-
        
        
          ment qui nous lie, ce n’est pas exactement
        
        
          un amour de la pauvreté, mais le fait que
        
        
          pour moi, une chose est bien quand elle est
        
        
          la moins chère possible. Ainsi, par rapport
        
        
          au monde du théâtre, où tout est tellement
        
        
          riche, tellement parfait, je pense que l’émo-
        
        
          tion vient du ratage, ou du semi-ratage.
        
        
          Quand je vais au Louvre, ce qui me touche
        
        
          le plus dans les objets antiques, c’est qu’il
        
        
          n’y a plus de noms, on ne sait plus qui les
        
        
          a faits. Il ne reste que le témoignage d’une
        
        
          volonté de bien faire. Et c’est ça qui est plein
        
        
          d’émotions : le désir de faire bien. Dans
        
        
          notre spectacle, je pense que l’on pourrait
        
        
          faire jouer un musicien très mauvais.
        
        
          Franck Krawcyk
        
        
          |
        
        
          Oui, mais qui veut bien jouer.
        
        
          Et c’est là où tu as raison de dire que
        
        
          nous tous, malgré le désir de bien faire,
        
        
          on rate. C’est ce ratage qui est vraiment
        
        
          magnifique !
        
        
          Christian Boltanski
        
        
          |
        
        
          La non-perfection est une
        
        
          part de notre travail... Chez Kantor et les
        
        
          happenings de son Théâtre Cricot – qui
        
        
          me touchent beaucoup –, la beauté vient
        
        
          de l’apparente pauvreté. Cela apparaît un
        
        
          peu comme un cirque forain raté, c’est
        
        
          pauvre et mal foutu, si je puis dire. Je ne
        
        
          suis pas croyant, mais ce que je désire faire,
        
        
          c’est une expérience de ce type : « Une
        
        
          église en été, la porte est ouverte, alors
        
        
          on entre. Il y a une odeur particulière, une
        
        
          légère musique, un homme les bras levés
        
        
          et quelques bouquets de fleurs sur le sol.
        
        
          On la traverse sans comprendre, puis on
        
        
          retourne dans la vie». Je veux qu’une expo-
        
        
          sition ou que le spectacle que l’on prépare
        
        
          soit comme ça : une traversée dans un
        
        
          espace de questionnement, que l’on n’est
        
        
          pas obligé de comprendre, où tous les sens
        
        
          sont pris par ce rituel situé entre deux
        
        
          moments de la vie. L’art est pour moi cet
        
        
          instant incompréhensible, où il n’existe pas
        
        
          une réponse mais plusieurs. Ce qui fait la
        
        
          beauté de la musique et de la poésie, c’est
        
        
          que chacun a sa propre lecture de l’objet,
        
        
          et peut prendre ce dont il a besoin, comme
        
        
          celui qui traverse l’église. On a conscience
        
        
          d’être dans unmode différent, ou spirituel –
        
        
          même si je n’aime pas le mot.
        
        
          AA
        
        
          |
        
        
          
            Depuis votre exposition
          
        
        
          
            
              Après
            
          
        
        
          
            au Mac/
          
        
        
          
            Val, vous semblez être passé de l’autre
          
        
        
          
            côté,
          
        
        
          
            
              après
            
          
        
        
          
            – voire au-delà de – la mort.
          
        
        
          Christian Boltanski
        
        
          |
        
        
          Oui, maintenant, je suis
        
        
          plus optimiste. Effectivement, on a sou-
        
        
          vent travaillé autour de l’idée de limbes,
        
        
          et avec ce spectacle, on est dans cet
        
        
          espace-là. Pas dans la dureté et dans
        
        
          la violence, mais dans un espace calme,
        
        
          en dehors de tout – et même de l’art.
        
        
          Effectivement, « après ».
        
        
          AA
        
        
          |
        
        
          
            D’ailleurs, pour vous, cet
          
        
        
          
            
              après
            
          
        
        
          
            n’est-
          
        
        
          
            il pas essentiellement d’ordre musical ?
          
        
        
          
            
              Animitas
            
          
        
        
          
            , votre récente installation de
          
        
        
          
            centaines de petites clochettes dans le
          
        
        
          
            désert d’Atacama balayé par les vents, est
          
        
        
          
            une pièce qui met l’au-delà en musique.
          
        
        
          
            Lorsque l’on n’a plus de corps, se situe-
          
        
        
          
            rait-on alors exclusivement dans le son?
          
        
        
          Christian Boltanski
        
        
          |
        
        
          J’ai cette idée un peu stu-
        
        
          pide de lieu où les frontières des arts se
        
        
          mélangent. J’ai envie d’aller vers une
        
        
          forme d’art total, même si l’expression
        
        
          est très chargée. Disons que le son rentre
        
        
          à l’intérieur de mon activité depuis long-
        
        
          temps, comme les battements de cœurs,
        
        
          et plus récemment avec les clochettes
        
        
          d’
        
        
          
            Animitas
          
        
        
          . Je ne vois plus une grande dif-
        
        
          férence entre l’utilisation de la musique et
        
        
          celle des images.
        
        
          AA
        
        
          |
        
        
          
            Pensez-vous que le son puisse être
          
        
        
          
            une image et qu’un son puisse évoquer
          
        
        
          
            une couleur ?
          
        
        
          Franck Krawcyk
        
        
          |
        
        
          C’est une chose qui est déjà
        
        
          balisée, ne serait-ce que par la synesthé-
        
        
          sie. Je n’ai même pas à adhérer à cela.
        
        
          Mais je pense que, pour Christian, ce n’est
        
        
          pas la préoccupation principale quant à la
        
        
          musique. Celle-ci tient plus à un jeu de
        
        
          contraintes… Pour
        
        
          
            Pleine Nuit
          
        
        
          , l’Opéra
        
        
          Comique nous donne ici une contrainte :
        
        
          il est en travaux. Dans ce lieu, peut-il y
        
        
          avoir de la musique, des images ? Est-ce
        
        
          que tout cela peut s’accorder ? En réalité,
        
        
          il y a peu de lieux où la musique ne peut
        
        
          pas aller, c’est du moins ce que notre col-
        
        
          laboration a fait reculer. Comme il doit n’y
        
        
          avoir que peu de lieux où toi, Christian, tu
        
        
          ne pourrais pas travailler – sauf peut-être
        
        
          un opéra normal.
        
        
          ChristianBoltanski
        
        
          |
        
        
          Forcément, il faut savoir où l’on
        
        
          est et que l’œuvre est un collage par rapport
        
        
          au lieu. Quand j’ai travaillé au Grand Palais
        
        
          [pour
        
        
          
            Monumenta – Personnes
          
        
        
          en 2010], qui
        
        
          est particulièrement présent, je me disais
        
        
          que ce lieu était comme la musique, et je
        
        
          pouvais créer des paroles dessus. Mais la