ArtAbs69-apercu - page 13

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Art en scène
part musicale de l’opéra vient avant et est
plus importante que les paroles. Il y a aussi
chez moi un désir assez simplet et assez
instinctif de donner des émotions, sans for-
cément élaborer un travail sur la théorie de
l’art. J’espère toujours pouvoir toucher les
gens d’une manière assez directe, surtout
s’ils ne savent pas que je suis un artiste
contemporain. Je veux que chacun s’y
reconnaisse plus ou moins. Un autre élé-
ment qui nous lie, ce n’est pas exactement
un amour de la pauvreté, mais le fait que
pour moi, une chose est bien quand elle est
la moins chère possible. Ainsi, par rapport
au monde du théâtre, où tout est tellement
riche, tellement parfait, je pense que l’émo-
tion vient du ratage, ou du semi-ratage.
Quand je vais au Louvre, ce qui me touche
le plus dans les objets antiques, c’est qu’il
n’y a plus de noms, on ne sait plus qui les
a faits. Il ne reste que le témoignage d’une
volonté de bien faire. Et c’est ça qui est plein
d’émotions : le désir de faire bien. Dans
notre spectacle, je pense que l’on pourrait
faire jouer un musicien très mauvais.
Franck Krawcyk
|
Oui, mais qui veut bien jouer.
Et c’est là où tu as raison de dire que
nous tous, malgré le désir de bien faire,
on rate. C’est ce ratage qui est vraiment
magnifique !
Christian Boltanski
|
La non-perfection est une
part de notre travail... Chez Kantor et les
happenings de son Théâtre Cricot – qui
me touchent beaucoup –, la beauté vient
de l’apparente pauvreté. Cela apparaît un
peu comme un cirque forain raté, c’est
pauvre et mal foutu, si je puis dire. Je ne
suis pas croyant, mais ce que je désire faire,
c’est une expérience de ce type : « Une
église en été, la porte est ouverte, alors
on entre. Il y a une odeur particulière, une
légère musique, un homme les bras levés
et quelques bouquets de fleurs sur le sol.
On la traverse sans comprendre, puis on
retourne dans la vie». Je veux qu’une expo-
sition ou que le spectacle que l’on prépare
soit comme ça : une traversée dans un
espace de questionnement, que l’on n’est
pas obligé de comprendre, où tous les sens
sont pris par ce rituel situé entre deux
moments de la vie. L’art est pour moi cet
instant incompréhensible, où il n’existe pas
une réponse mais plusieurs. Ce qui fait la
beauté de la musique et de la poésie, c’est
que chacun a sa propre lecture de l’objet,
et peut prendre ce dont il a besoin, comme
celui qui traverse l’église. On a conscience
d’être dans unmode différent, ou spirituel –
même si je n’aime pas le mot.
AA
|
Depuis votre exposition
Après
au Mac/
Val, vous semblez être passé de l’autre
côté,
après
– voire au-delà de – la mort.
Christian Boltanski
|
Oui, maintenant, je suis
plus optimiste. Effectivement, on a sou-
vent travaillé autour de l’idée de limbes,
et avec ce spectacle, on est dans cet
espace-là. Pas dans la dureté et dans
la violence, mais dans un espace calme,
en dehors de tout – et même de l’art.
Effectivement, « après ».
AA
|
D’ailleurs, pour vous, cet
après
n’est-
il pas essentiellement d’ordre musical ?
Animitas
, votre récente installation de
centaines de petites clochettes dans le
désert d’Atacama balayé par les vents, est
une pièce qui met l’au-delà en musique.
Lorsque l’on n’a plus de corps, se situe-
rait-on alors exclusivement dans le son?
Christian Boltanski
|
J’ai cette idée un peu stu-
pide de lieu où les frontières des arts se
mélangent. J’ai envie d’aller vers une
forme d’art total, même si l’expression
est très chargée. Disons que le son rentre
à l’intérieur de mon activité depuis long-
temps, comme les battements de cœurs,
et plus récemment avec les clochettes
d’
Animitas
. Je ne vois plus une grande dif-
férence entre l’utilisation de la musique et
celle des images.
AA
|
Pensez-vous que le son puisse être
une image et qu’un son puisse évoquer
une couleur ?
Franck Krawcyk
|
C’est une chose qui est déjà
balisée, ne serait-ce que par la synesthé-
sie. Je n’ai même pas à adhérer à cela.
Mais je pense que, pour Christian, ce n’est
pas la préoccupation principale quant à la
musique. Celle-ci tient plus à un jeu de
contraintes… Pour
Pleine Nuit
, l’Opéra
Comique nous donne ici une contrainte :
il est en travaux. Dans ce lieu, peut-il y
avoir de la musique, des images ? Est-ce
que tout cela peut s’accorder ? En réalité,
il y a peu de lieux où la musique ne peut
pas aller, c’est du moins ce que notre col-
laboration a fait reculer. Comme il doit n’y
avoir que peu de lieux où toi, Christian, tu
ne pourrais pas travailler – sauf peut-être
un opéra normal.
ChristianBoltanski
|
Forcément, il faut savoir où l’on
est et que l’œuvre est un collage par rapport
au lieu. Quand j’ai travaillé au Grand Palais
[pour
Monumenta – Personnes
en 2010], qui
est particulièrement présent, je me disais
que ce lieu était comme la musique, et je
pouvais créer des paroles dessus. Mais la
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