De la
post-abstraction
américaine
Il y a un peu plus de dix ans, j’avais consacré de nombreux articles à la post-abstraction américaine
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. Née de
l’épuisement du paradigme moderniste et de la prise en compte picturale du virtuel, une telle abstraction, aussi
complexe qu’impure, inventait ce que j’avais appelé des
abstracts
, ces signes plastiques hyper visuels où le monde
est comme analysé et projeté sur la toile. Diagrammes urbains, mécaniques, sexuels ou biologiques, voire neuronaux,
envahissaient alors la peinture, mettant à mal la distinction classique de l’abstrait et du figuratif, au profit de zones
picturales souvent flashy et post-warholiennes. Nœuds, entrelacs, arabesques et plis créaient une nouvelle fluidité
où l’expérience topologique du multiple et de l’hétérogène l’emportait sur la recherche antérieure de la pureté. De
là, les passages entre peinture, sculpture et cinéma, où la création d’artefacts picturaux dé-sublimant l’art par
l’artifice crée une inflexion nomade parfois proche du baroque.
espaces et plans superposés, leurs diagrammes
et leurs couleurs très vives, souvent rouge orangé
comme dans
Reflections into Orange Alert
(
Reflets
dans l’alerte orange
, 2012) ou
Levels in Momentum
(
Niveaux d’attaque
). Mais quelque chose a changé et
a métamorphosé son travail antérieur. La stratégie
allusive des forces et flux propres aux diagrammes
réinscrits en surface est désormais un immense
chaos de machines entrelacées et détruites, dans
une véritable abstraction techno-organique de l’hy-
bride. Ici un morceau de carlingue, là une machine
intacte, et là des fragments de tuyaux emmêlés et
indistincts. Un peu comme si l’inorganique devenait
organique dans des affects d’une grande violence.
Comme l’écrivait Gilles Deleuze : «Le peintre passe
par une catastrophe, ou par un embrasement, et
laisse sur la toile la trace de ce passage, comme du
saut qui le mène du chaos à la composition.
2
»
Ce plan de composition contre « les chaoïdes », ce
saut en dehors de la catastrophe, c’est précisément
ces plans-couleurs, toujours en surface, mais pris
dans de nouvelles turbulences. Car tout diagramme
est par nature ambigu, force de construction et
de destruction. De même les plans colorés qui se
détachent et s’évanouissent en nuages de cendre,
À droite :
Levels in Momentum
.
2012, huile, acrylique sur toile, 213 x 162 cm.
Par Christine Buci-Glucksmann
Fabian Marcaccio.
Waco
.
2012, chanvre de Manille et corde d’escalade tissés à la main,
peinture alkyde, silicone et bois, 221 x 257 x 15 cm.
Courtesy galerie Thomas Schulte, Berlin.
Cet été 2013, lors d’un séjour à New York, je retrouve
Lydia Dona dans son atelier proche de Ground Zéro,
où l’expérience du 11 Septembre fut pour elle, et
d’autres artistes, un véritable trauma. Je regarde
la série de ses immenses tableaux, avec leurs
Abstraction
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