Abstraction
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Tom Laurent
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Philippe Cyroulnik, quel rôle a pu jouer
l’abstraction dans votre parcours et sur le regard que
vous posez sur l’art de notre temps ? Vers quelles
directions vont vos tropismes en la matière?
Philippe Cyroulnik
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Plutôt que l’abstraction, ce sont des
artistes qui ont joué un rôle dans mon affinité cer-
taine avec l’art abstrait. Parmi ceux qui sont à l’origine
de mon parcours, il y a deux peintres, rencontrés en
1973, qui ont été particulièrement importants quant à
mon rapport à «l’abstraction». Le premier, c’est Jean
Degottex, dont l’œuvre connaissait à ce moment-là
une inflexion qui allait être le point de départ de la part
la plus radicale et exigeante de sa création. À savoir
les arrachages, la
Suite Média
, les
Plis-Reports
, avec
ce parti pris d’une économie de moyens qui l’a placé
à la croisée des traditions méditatives et analytiques.
Le second est Joël Kermarrec, dont l’œuvre opérait un
processus de dissémination, de délitement de la figure
dans le champ pictural. La dimension analytique de
sa peinture, qui s’attachait à déconstruire l’image et
à déjouer les velléités narratives de la représenta-
tion, lui a fait côtoyer cet espace de l’abstraction à
partir de la question du modèle et du signe. Ces deux
artistes ont infléchi mon regard et mon intérêt vers
des œuvres qui étaient plutôt sur le versant abstrait
mais pas uniquement. Ce qui m’a ensuite amené à
privilégier plus fréquemment l’abstraction, c’est que
les œuvres qui m’ont le plus convaincu (peintures ou
sculptures) se trouvaient sur ce versant plutôt que
du côté de la figuration. Je nuancerais cependant ces
propos en disant que j’ai aussi été attiré et retenu par
certains artistes dont on ne peut dire qu’ils soient
franchement abstraits comme Carlos Kusnir, Jean-
Louis Delbès, Djamel Tatah ou Sylvie Fajfrowska,
Michaële-Andréa Schatt, Florence-Louise Petetin,
Marie Ducaté et Anthony Vérot, Benjamin Swain,
Guillaume Mary, Jean-Claude Bohin, ou encore
Raphaëlle Paupert-Borne.
Dans le domaine de l’abstraction, j’ai plutôt été porté
vers des démarches qui intègrent des éléments hété-
rodoxes en regard d’une certaine doxa abstraite…
Comme un certain sens de l’amalgame et de la
forme ambiguë (le Vasarely d’avant le cinétisme ou
le biomorphisme d’un Arp) ; un certain usage du réel
comme matrice du travail (Kelly) ; l’importance que
le pop a eu pour différents aspects de l’abstraction
actuelle ou encore l’apport des problématiques pro-
cessuelles et minimalistes, voire ce qu’ont permis les
déconstructions des années 1970 (Viallat, Buraglio,
BMPT). J’apprécie l’économie rigoureuse d’un cer-
tain rapport à la couleur, quand bienmême elle prend
en charge la part d’incertitude du geste (Bordarier
ou Demozay). Pour ce qui concerne la sculpture,
j’accorde une très grande importance à Toni Grand
et Pierre Tual. Mais j’ai été stimulé et intéressé par
des artistes comme Richard Monnier, Gérard Fabre,
Christine O’Loughlin, AnitaMolinero, Arnaud Vasseux,
Emmanuelle Villard et Jean-Gabriel Coignet. Je pour-
rais y ajouter le «réaliste» Étienne Bossut avec son
art de faire glisser un objet vers l’abstrait. Pour les
peintres, je dirais, presque comme un programme
fait de contrepoints : Jean-Pierre Bertrand, Bernard
Frize, Bernard Piffaretti, mais aussi Noël Dolla, Al
Martin, Bernard Guerbadot, Gilgian Gelzer, Camille
Saint-Jacques, Bernard Boyer ou Gérard Duchêne,
Cécile Bart et Sylvie Fajfrowska, mais encore Robert
Janitz, Franck Chalendard et Rémy Hysbergue, ou
Alix Le Méléder, Jean Laube et Philippe Compagnon.
Chez les plus jeunes, Olivier Filippi, Camila Oliveira
Fairclough, Laurence Papouin, Emmanuel Van der
Meulen et Guillaume Lebelle, entre autres.
TL
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Au sein de certaines de vos dernières expositions
au 19, le centre d’art que vous dirigez à Montbéliard,
on pouvait noter une volonté de faire résonner, voire
de confronter, des travaux opérant dans des dimen-
sions variées de l’abstraction. Ces rapprochements
Au mur de gauche à droite : François Morellet, Olivier Filippi, Graciela
Hasper, Jean-Gabriel Coignet, Leni Hoffmann, Renée Levi.
Au sol : Toni Grand, Jean-Gabriel Coignet.
2007, exposition «Orthodoxes-hétérodoxes : choisir sa ligne»,
Le 19, CRAC, Montbéliard.
Au mur de gauche à droite : Laurence Papouin, Bernard Boyer, Irene Banchero, Martine Damas. Au sol : Irene Banchero.
La Mals, exposition
Transfrontaliers
, 2010.