Shafic
Abboud,
le prophète
Il y a de l’alchimiste méticuleux chez ce magicien de
la couleur, comme le prouvent ses livres de peintures
ou ses carnets aux sentences encadrées en tous sens,
à la manière de quelque patchwork à lire autant qu’à
voir. Il y a aussi du musicien perdu dans l’harmonie
des sphères chez ce fou des quatuors de Beethoven –
parce que ceux-ci posséderaient, selon son ami le
compositeur André Boucourechliev, «le don demigra-
tion perpétuelle» : à l’instar de son
Quatuor
de 1977, sa
peinture n’est jamais fixe mais toujours mouvement,
scintillement, flamme, irisation. Il y a enfin du mys-
tique de la chair chez cet hédoniste meurtri, qui veut
«regarder la nature dans les yeux», et qui peint des
nus comme des paysages et des paysages comme des
nus au plafond. Né en 1926, dans le village grec ortho-
doxe de Mhaidsé, au cœur de la montagne libanaise,
le sensualiste Abboud est resté toute sa vie un faiseur
d’icônes, ces «magnificences de lumière, splendeurs,
glorieuses d’or liquide» comme les appelle le poète
des deux rives Georges Schehadé. Même s’il s’éloigne
de la foi de son enfance lors de son installation en
France, près du jardin enchanté du parc Montsouris,
et s’il finit par rejeter les confessionnalismes qui ont
mis le feu au Liban, il n’a eu de cesse de sacraliser le
profane entre Beyrouth et Paris, peignant ici, «où la
chaleur apaise» durant l’été, et là-bas, «où la tem-
pérature met le cerveau en ébullition» durant l’hiver.
Les voies de la modernité étant impénétrables,
les chemins de l’abstraction d’après-guerre n’ont
été pour lui qu’une manière de cultiver son jardin,
en irriguant la tradition de lumières nouvelles.
Shafic Abboud et la Modernité.
Galerie Claude Lemand, Paris.
Du 16 janvier au 22 février 2014.
Par Emmanuel Daydé
« Où ira-t-on quand les lumières s’éteindront et que l’on se rassemblera ? » demande la fougueuse poétesse et peintre
américano-libanaise Etel Adnan. « On ira tous au paradis » semble lui répondre son contemporain Shafic Abboud,
dont les peintures ivres de lumières, tissées de couleurs comme des tapis, closes comme des jardins d’Éden et
bruissantes comme des miniatures persanes, semblent des visions transfigurées d’un réel insaisissable. Toute son
œuvre paraît poursuivre une certaine idée bonnardienne de la joie de vivre, comme le prouve à l’envi le titre d’un de
ses tableaux intitulé
Cette place pour le bonheur
. Abboud demeure un mystique de l’instant, capable de tout sacrifier
à ce dieu sauvage. De nature cependant inquiète, l’artiste levantin lutte désespérément contre le temps qui nous
dévore et la dépression qui le menace, en faisant papillonner et vibrer ses toiles d’un feu qui brûle, échauffe et se
consume, usant de toutes les variations jaunes, orange et rouges de l’Orient compliqué.
À l’atelier
.
1970, huile sur toile, 130 x 97 cm.
Courtesy Galerie Claude Lemand, Paris.
Abstraction
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