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janvier 2009
numéro 27
DE LA DONATION
Toute œuvre d’art véritable est d’abord
donation
. Pour
voir la réalité – la nature ou tout ce que l’ingéniosité
humaine ne cesse de produire –, nous n’avons pas
besoin des artistes, il suffit d’ouvrir les yeux pour véri-
fier que ce que l’on voit existe : rien d’autre. Si nous
ne nous satisfaisons pas de l’immédiateté du visible
et que notre regard ressent la nécessité d’élargir son
champ en se confrontant à des œuvres d’art, c’est que
celles-ci nous révèlent ce qui, sans elles, serait resté
“non-vu”. L’artiste n’imite pas la nature, il n’agence
pas les limites du visible jusque-là répertorié, il donne
à voir ce qui, sans lui, resterait définitivement “invisi-
ble”. Ce qui distingue l’artiste académique (et l’on peut
être apparemment très contemporain et pourtant aca-
démique) du grand artiste c’est que ce “non-vu”, cet
“invisible” qu’il nous
donne à voir
, c’est d’abord au sein
de la méconnaissance de lui-même (en plongeant pour
ainsi dire au sein de sa propre cécité) qu’il la découvre.
C’est une “perte” qui se métamorphose en “vision” au
fur et à mesure de l’élaboration de l’œuvre que dicte
l’impérative exigence de sa forme, la nécessité de sa
loi. C’est en cela que, suivant la belle remarque de Paul
Valéry, les artistes sont bien plus les fils (ou les filles)
de leurs œuvres que leurs pères (ou leurs mères) tuté-
laires. L’artiste sait que son œuvre non seulement ne
lui appartient pas mais qu’elle est “apparition” pour
lui-même et pour autrui ; et il le sait d’autant plus que
celle-ci ne trouve son accomplissement que dans le
regard de l’autre – auquel elle n’appartient pas plus
qu’à son auteur – dans
le partage de l’œuvre
.
C’est dire combien l’œuvre est “inestimable” : que
valent – au juste – pour celui ou celle qui, de par sa
sensibilité et son attention soutenue, a la chance de
les percevoir, ce que nous octroie la contemplation
des plus grandes d’entre elles ? Que valent, à nos yeux
dessillés et pleins de gratitude, tel chef-d’œuvre de
Greco, de Rembrandt, de Malevitch, de Giacometti,
d’Yves Klein, de Robert Rauschenberg, de Bill Viola ou
de Shirin Neshat ? Une œuvre d’art véritable symbolise
une part de l’humain (dans le cas des arts plastiques :
une part du visible) qui, sans elle, n’aurait jamais existé
et en tant que telle elle est sans prix. Ou plus exacte-
ment sa valeur financière est secondaire, en deçà ou
au-delà (qu’importe) de sa valeur symbolique qui, elle,
est toujours de l’ordre de
la gratuité
.
D’où le paradoxe du marché de l’art : d’une part, il
est logique d’admettre que les œuvres qui nous gra-
tifient, soient, de par leur statut unique, “précieuses”
entre toutes et, par conséquent, puissent donner lieu
à des surenchères ; d’autre part, nul ne peut ignorer
que de nos jours, dans la spéculation de très courte
durée auquel le marché de l’art contemporain sacri-
fie, des œuvres d’artistes plus communicants et plus
soutenus que les autres, valent parfois excessivement
plus que celles qui pourtant marquent les jalons du
futur de notre regard
. Pour prendre un exemple : per-
sonne ne croit réellement que Jeff Koons est l’artiste
vivant le plus important. Les défenseurs de ce dernier
le font pour d’autres raisons : fascination béate du
star-system ; dédain du pouvoir de l’argent pour les
enjeux symboliques de l’art ; subversion de mauvais
aloi envers un public supposé ignare ; etc. Personne
ne croit que l’œuvre de Jeff Koons soit “considérable”
mais pourtant le coût de cette dernière dépasse celles
de tous ses contemporains.
Nonobstant le désarroi qu’elle risque de générer, ce
qui est salutaire dans la crise économique mondiale
d’aujourd’hui, c’est que lamarchandisemédiatique qui,
de toute évidence, s’affranchit allégrement
des critères
de jugement esthétique,
ne peut quemarquer une pause,
permettant ainsi la réévaluation de ces derniers qui ont
toujours été ceux des passionnés de l’art constituant le
premier cercle intermédiaire grâce auquel l’œuvre peut
tôt ou tard être vue par le plus grand nombre.
L’heure est sans doute venue de s’intéresser en premier
lieu au
regard expérimenté
des conservateurs demusée
qui, moins sous la pression du marketing médiatique,
peuvent de nouveau choisir les œuvres qui, pour eux,
sont réellement fondamentales ; de s’intéresser au
point de vue singulier
des vrais collectionneurs, dont la
sensibilité particulière enrichit celle de leur époque,
d’autant que, par le biais de donations ou de fondations,
nombre d’entre eux contribuent à la préfiguration de
l’histoire de l’art ; au
choix enthousiaste
des amateurs
d’art qui, sans pour autant être milliardaires, désirent
acquérir à des prix non prohibitifs ce qui leur semble
“unique” ; enfin – et peut-être surtout – à la
création
vivante
d’un grand nombre d’artistes extrêmement inté-
ressants, qui ont été peu ou prou marginalisés parce
que ne correspondant aux critères d’un marché par
trop obsédé par la valeur financière de l’œuvre plutôt
que par sa valeur symbolique ou esthétique.
Bref, l’heure est sans doute de nouveau venue de
penser davantage à l’histoire de l’art qu’à la funeste
“peopolisation” de cette dernière.
Pascal Amel
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Éditorial
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