87
Artistes
Entretien avec Philippe Piguet
la peinture empirique
C’est un atelier comme on n’en voit plus et dont la découverte vous renvoie tout
d’un coup dans l’espace et le temps. Un atelier qui fait aussi office de logement
et où l’artiste qui l’occupe vit au quotidien sa peinture. Perché au 4
e
étage d’un
vieil immeuble parisien, dans le quartier de Maubert-Mutualité, il est tout d’une
pièce, encombré par le vécu de l’artiste depuis tant et tant de décennies qu’elle
l’occupe. Cela fait près de soixante ans que Shirley Jaffe en a fait son repaire.
C’est non seulement un lieu de résistance et de réflexion mais aussi un lieu de
création prospective que les tableaux colorés du peintre éclairent d’une présence
intérieure. Tout en ce lieu est voué à la peinture, à la couleur et à la composition.
Entre mémoire et devenir.
Philippe Piguet
|
[Comme Shirley Jaffe s’amuse
de la vue fragmentée que l’on a, à travers
les fenêtres de son atelier, des ouvriers
qui vont et viennent sur les échafaudages
dressés en façade de son immeuble, elle y
attire mon attention.]
En fait, cela vous plaît parce qu’il est ques-
tion de dislocation…
Shirley Jaffe
|
Exactement. Un de mes amis est
allé récemment entendre un concert du
compositeur italien Eduardo Nono et il m’a
dit qu’il avait pensé à moi parce qu’à propos
de sa musique, celui-ci insistait sur l’idée
de dissonance. Dislocation, dissonance, ce
sont là des concepts qui m’intéressent.
PP
|
Vous dites d’ailleurs que vous vous êtes
«toujours battue contre l’uniformité». À par-
courir votrebiographie, il semblerait que c’est
lors d’une résidence à Berlin, au début des
années 1960, que vous avez pris conscience
de l’importance de cette mesure?
SJ
|
C’est une erreur qui traîne dans ma
biographie par malentendu. On a voulu
considérer mes tableaux abstraits-expres-
sionnistes, qui sont gestuels, en rapport
avec ceux de mes amis américains, suppo-
sant que je cherchais à faire comme eux
une image par le geste. Ce qui n’a jamais
été le cas. Dans ces images, en vérité, se
trouve déjà, en dessous, cette recherche
sur la dislocation.
PP
|
Vous en masquiez donc le principe par
le geste?
SJ
|
On peut dire ça, d’une certaine façon. Pour
tenter demettre un terme à cemalentendu,
j’ai fait des photos à Paris, notamment de la
gareMontparnasse en démolition et d’un tas
d’ordures au pied de chez moi, qui visaient,
par la radicalité de leur composition très
fortement structurée, à faire voir comment
je regardais le monde qui m’environnait. À
Berlin, quand j’étais en résidence, me trou-
vant séparée de mon milieu artistique habi-
tuel, j’ai eu tout le loisir de penser librement
et de réfléchir à ma démarche. J’ai alors
réalisé que j’employais le geste comme une
sorte de couverture sur le véritable projet
qui était le mien, intérieurement.
PP
|
C’est dire que le geste était l’enveloppe
et que la composition était la chair. À cet
Shirley Jaffe,
Florida
. 2010, huile sur toile, 146 x 97 cm.
Courtesy galerie Nathalie Obadia, Paris/Bruxelles.
1...,7,8,9,10,11,12,13,14,15,16 18,19,20,21,22