| édito |
(
artabsolument
)
no 11 • hiver 2005 page
7
La grande durée, l’impersonnel, l’absolu
Autant, de nos jours, il est acquis que la découverte (par
les Occidentaux) des arts africains et océaniens ont for-
tement contribué à l’émergence de la Modernité – où
l’art se définit non plus comme représentation de tel ou
tel sujet mais comme invention de formes autonomes
n’ayant d’autre référent qu’elles-mêmes* –, autant
l’apport de l’art égyptien semble minoré, pour ne pas
dire dénié. Certains soutiennent même que cet apport
n’existe pas. Qu’il reste à prouver. Sans doute, pour
cela, faut-il accorder un regard moins superficiel à la
monumentalité hiératique des temples « construits
pour des millions d’années» dont on sait qu’elle ins-
pira, au pis, nombre de régimes autoritaires fasciné par
son aspect colossal, et, au mieux, le kitch des reconsti-
tutions hollywoodiennes confondant l’enfance de la
civilisation (sa source) avec l’infantilisme inhérent à
toute adoration de la puissance. Sans doute, faut-il
accepter que la quête de
la grande durée
, qui est la
marque indélébile de cette très longue civilisation (la
plus longue avec la Chinoise), n’est pas totalement
étrangère aux préoccupations de la nôtre – malgré son
refus apparent de toute spiritualité.
L’art de l’Égypte antique est peut-être le plus imper-
sonnel de tous. Que ce soient le sens et la répartition
de la masse du temple, son idéal géométrique, le
contour continu de sa statuaire – cette unique ligne
ondulante, si pure, si pleine, si noblement sensuelle
dont on ne sait si elle enclot ou révèle une profondeur
– ou le déploiement mural de sa peinture stylisant les
plaisirs des jours et les mille et un gestes du quoti-
dien, tout est sacré. Tout célèbre l’alliance harmo-
nieuse entre les hommes et les dieux, les morts et les
vivants. Tout est
infiniment présent
. Et, pour ce faire,
l’artiste s’efface. Il sait que pour capter une sensation
de permanence et de plénitude aussi immuable que
le cycle des saisons, le cours du soleil ou la lente gra-
vitation des astres dans la nuit, il ne doit être qu’un
simple témoin – un
passeur
(ce n’est pas qu’il soit
sans ego ou sans subjectivité, il y a évidemment des
talents dans l’Égypte antique, des styles, des rup-
tures, des novations, mais son sens de la vie – de la
présence – est si limpide que tout ce qu’il bâtit,
sculpte ou peint est défini par elle). Il sait que la fonc-
tion de l’art est de délivrer l‘homme de sa précarité en
créant les formes matérielles qui vont lui permettre
de délivrer de l’immatériel.
Toujours, quelle que ce soit l’époque, parfois parallè-
lement ou en marge d’elle, des artistes tentent de
mettre en forme ce qu’ils ressentent de plus durable
et de plus intense qu’eux-mêmes pour créer des
œuvres plus “objectives” que toute “subjectivité”, plus
“idéales” que toute réalité. Et il n’est sans doute pas
totalement illusoire d’imaginer que, désireux d’affir-
mer une haute mission à l’art, ce qu’ont perçu, vu,
imaginé, rêvé de l’Égypte antique quelques-uns des
artistes les plus radicaux du XX
e
siècle (tout d’abord
Gauguin, Brancusi, Klee, Matisse, puis les Abstraits,
les Minimalistes, d’autres encore…) est précisément,
qu’ils le revendiquent ou non, ce qu’il faut bien consi-
dérer comme
leur
recherche de l’absolu.
Pascal Amel
*Lire, dans ce même numéro, les pages consacrées à Malévitch,
à Bernard Pagès et à Cinq post-abstraits.
Éditorial
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