ÉDITORIAL
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l’ordre de la rationalité mais plu-
rielle, diverse, polysémique : elle
ne peut se réduire à un message
– si crucial soit-il. Il est révéla-
teur, d’ailleurs, de constater que
les “témoignages” de Primo Levi,
Soljenitsyne et Chalamov sont des
œuvres littéraires à part entière
parce que
l’expérience de l’innom-
mable
– du mal absolu : à ce qui
échappe précisément au langage
– les ont induits à créer de nou-
velles formes d’écriture tentant
d’élargir l’horizon de la pensée :
autant que la remémoration dou-
loureuse de ce qu’ils ont enduré,
leurs “récits” sont des chroniques
de l’Histoire, de la philosophie
éthique, une narration empreinte
de sensations fortes et de très
vives émotions, un questionne-
ment plus que personnel sur la
nature et le devenir de l’humanité,
etc. La primauté de l’esthétique
(ou de la mise en forme créatrice
si l’on préfère) demeure le fonde-
ment de tout “témoignage” qui
se veut universel. Vouloir en faire
l’économie – ou
a fortiori
la décon-
sidérer – est illusoire.
D’autre part, même si, conformé-
ment à l’analyse de Benjamin, les
moyens techniques de reproduc-
tion moderne ont multiplié à l’envi
les images de grande banalité (de
nos jours déjà plusieurs millions
d’images sur Internet que personne
ne regarde), ceux-ci ont loin d’avoir
annulé la dimension de l’aura. Bien
au contraire. Nul ne peut ignorer
que cette présence-absence – ce
nimbe aussi éclatant que l’obs-
cure clarté des étoiles – qui rend
compte et de la précarité de l’être
et de la sublimité du Visage en
quête sinon d’éternité du moins de
beauté céleste, est à l’œuvre dans
les photographies d’unMan Ray ou
d’un ÉdouardBoubat, dans les gros
plans de Dreyer ou de Bergman,
voire chez tous les cinéastes du
désir (Von Sternberg, Rossellini,
Hitchcock, Kieslowski, Wong Kar-
Wai…) qui ont mis leur talent au
service des stars de l’écran afin de
les rendre semblables aux créa-
tures de nos rêves.
Enfin, et peut-être surtout, comme
l’écrit Theodor Adorno dans sa
Théorie Critique
, rédigée dans
les années 60, réfléchissant aux
insuffisances de la culture huma-
niste qui n’a pu empêcher la
Shoah d’avoir lieu, mais aussi à la
régression sans précédent prônée
par les réalismes socialistes (qui
n’ont certes rien de révolution-
naire) : “Inexorablement intriqués,
la peine et la joie, le désespoir et
la fête, Eros et Thanatos ne peu-
vent se laisser dissoudre dans les
problèmes de lutte des classe.”
L’homme n’est pas seulement
social. Il est d’abord celui qui est
conscient d’être en vie et de se
savoirmortel ; la créature terrestre
en proie au
double bind
(double
message). L’homme depuis qu’il
est homme ne peut pas ne pas
inventer des formes esthétiques
qui lui donnent l’équivalence de la
sensation de l’infini afin de pallier
le passage inexorable du temps,
la perte et au deuil inhérents à
la douleur de sa condition exis-
tentielle singulièrement accrue
par les tragédies de l’Histoire.
L’aura est indissociable de notre
capacité de vie et de survie. Et elle
se révèle non seulement dans la
Sainte Anne
de Léonard ou dans
les corps extatiques du Greco,
dans les icônes de Roublev ou
dans les derniers autoportraits
de Rembrandt mais tout le long
de l’art moderne et contemporain.
De Malévitch à Rothko, des des-
sins des modèles de Matisse aux
empreintes de nus d’Yves Klein,
des sculptures de Brancusi aux
dispositifs de James Turrell, des
vidéos en noir et blanc de Shirin
Neshat à celles en couleur de Bill
Viola, des installations photogra-
phiques lumineuses de Christian
Boltanski aux peintures de Lee
Bae, et tant d’autres œuvres que
je ne peux citer dans ce simple
éditorial,
l’unique apparition d’un
lointain si proche soit-il
se mani-
feste pour qui désire le percevoir.
Pascal Amel
contemporain
Bill Viola
Malevitch
James Turell
Alexej von Jawlensky
Christian Boltanski
mounir fatmi
Andreï Roublev
Lee Bae