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Soumettre un enfant à la sexualité est extrêmement traumatique,
d’autant plus quand c’est le fait de ceux qui devraient le plus vouloir
qu’il existe par lui-même et pour lui même, les parents. Ça a pour
effet de briser l’ego et d’empêcher l’individuation. Tel un animal de
meute, cet être en devenir restera attaché à la source traumatique,
soit sa famille, et par extension à sa nation, à sa race. Empêcher l’in-
dividuation, soit le processus par lequel on acquiert progressivement
l’autonomie, c’est aussi priver l’adulte à venir de son libre arbitre.
Freud et Ferenczi appellent cela les traumas constitutifs, c’est ce qui
détermine les gens, ce qu’ils sont.
Les abus de pouvoir sur l’enfant constituent les véritables outils du
pouvoir et les monothéismes vont en être les principaux véhiculeurs.
Depuis l’antiquité nous sommes la civilisation de l’inceste.
Cette nouvelle exposition, qui met en jeu des travaux antérieurs–
certaines œuvres remontent aux années 1980 – peut être vue
comme une relecture globale. Le vis-tu de cette manière?
Oui, en effet, après m’être arrêté de travailler pendant une assez
longue période, sorte de traversée du désert d’une dizaine d’années,
j’ai décidé que montrer chaque série dans une exposition personnelle
juste après l’avoir réalisée, comme je l’avais fait jusque là, n’était pas
la meilleure manière de présenter mon travail. Quand j’ai repris, j’ai
cherché à révéler par une lecture transversale de mes différentes
séries ce qui pouvait les réunir. Quelle est la quête ? Michel Nuridsany
parle de lumière. Cela suggère un rapport à la vérité, mais je ne savais
pas encore répondre. Sur tous ces terrains de malheurs que sont les
guerres, au milieu de ces tragédies humaines je ressentais comme une
contrainte, une force qui entourait les personnages et qui les dépassait,
sans savoir ce qu’elle était. Cette forme de déterminisme que l’on
retrouve dans la philosophie structuraliste inventée par Sigmund Freud
ou Claude Lévi Strauss, contrairement à l’existentialisme où la question
n’est pas de refaire le monde, mais de le réinventer.
Il existe un horizon mythique dans ton travail, une martyrologie
récurrente, d’une certainemanière. L’homme qui t’intéresse est-il
celui qui souffre?
Je suis né peu après la Seconde Guerre mondiale, 60 millions de
morts, la Première Guerre mondiale, près de 20 millions de morts, le
génocide amérindien, 40 à 60 millions de morts et pas un seul mot
dans les manuels scolaires. J’ai toujours cherché à savoir quelle était
ma propre nature et quelles étaient les origines de mes angoisses.
Angoisses qui m’ont certainement amené à faire de l’art, mais aussi
à vouloir comprendre ce qu’était la nature humaine et pourquoi elle
nous fabriquait un monde aussi injuste, inexplicable et avec cette
succession de tragédies.
Tu as pu dire que « le vrai savoir n’est pas dans les livres ». Pour
autant, quels sont ceux qui nourrissent ta pensée sur le sujet de
l’exposition?
Le processus c’est celui de ma propre vie. Elle m’a amené à décou-
vrir ce dont parle l’exposition : l’inceste. À me demander pourquoi
les hommes fabriquent l’enfer sur terre ? C’est par mon expérience
que j’ai construit mon savoir. Ensuite des auteurs sont venus confir-
mer mon intuition. Mes références courent tout au long de l’his-
toire, elles vont de Socrate ou Diogène à la tragédie grecque jusqu’à
William Shakespeare, de la philosophie des lumières à la morale
kantienne jusqu’au romantisme d’un Victor Hugo, du surhomme
Nietzchéen à Kafka jusqu’à Sartre et l’existentialisme. La psychana-
lyse aussi donne toutes les clefs même si en choisissant de sauver
la société plutôt que l’individu, en faisant le choix du structura-
lisme, la psychanalyse est comme un terrible rendez-vous manqué.
Alice Miller fut aussi une extraordinaire rencontre. En vérité c’est
toute l’Histoire de l’art et de la pensée ou du théâtre, qui est truffée
de références ou d’allégories sur le sujet.
Que ce soit à Sarajevo en 1993 ou en Égypte en 2012, afficher tes
travaux dans la rue, au contact des regards, est un de tesmodes pri-
vilégiés. Tu es également très actif sur les réseaux sociaux, quitte à
essuyer, dans ce cas comme dans celui de l’affichage dans l’espace
public, certaines déconvenues. Peut-on tout montrer partout?
Ta question me fait penser à Lacan qui dit que « la vérité est sœur
de jouissance ». Comprendre pour un phallocrate tel que lui,
sœur
de cruauté
. Donc toute vérité est-elle bonne à dire? Je suis d’accord
quand il s’agit de parler de destins personnels. Je ne mets jamais les
gens devant ce que je peux penser d’eux. Il serait cruel de mettre
quelqu’un qui ne le souhaite pas face à sa vérité. Moi je parle de
systèmes de pensées.
Comme on dit de Jean-Michel Basquiat – que tu as connu et
photographié dans les années 1980 – qu’il a été un
bad painter
,
te vois-tu comme un
bad photographer
– c’est-à-dire volontai-
rement partial, mettant à part toute possibilité d’objectivité?
La rupture dont je parle est celle entre l’Homme primitif de l’oralité
où tous les savoirs étaient subjectivés, et l’Homme de la civilisation
du livre, « savoir » supposément objectif qui s’impose verticalement
à tous. Je me vois comme un empêcheur de tourner en rond. Je pense
que c’est le rôle des artistes de décoder ce qui va mal dans ce monde
et de ne pas participer à son absurdité.
Interview réalisé par Art Absolument
le 9 novembre 2018